Auguste Bebel (1840 - 1913)

La Femme dans le Passé

 

Auguste Bebel La femme et le travailleur ont tous deux de commun ceci que, de temps immémorial, ils sont des opprimés. Malgré toutes les modifications que l'oppression a subies dans sa forme, elle ne s'en est pas moins maintenue en elle-même. La femme, ainsi que le travailleur, dans le long cours de l'histoire, ne sont que rarement arrivés à la conscience nette de leur servitude - et l'une, à la vérité, plus rarement même que l'autre parce qu'elle était placée plus bas encore que lui, parce qu'elle a été, parce qu'elle est encore considérée et traitée par le travailleur lui-même comme une inférieure. Un esclavage qui dure des centaines de générations finit par devenir une habitude. L'hérédité, l'éducation, le font apparaître aux deux parties intéressées comme « naturel ». C'est ainsi que la femme en est arrivée à envisager son état d'infériorité comme chose allant si bien de soi, qu'il n'en coûte pas peu de peine de lui démontrer combien sa situation est indigne d'elle, et qu'elle doit viser à devenir dans la société un membre ayant les mêmes droits que l'homme, et son égal sous tous les rapports.

Si j'ai dit que la femme et le travailleur ont pour lot commun d'être, de temps immémorial, des opprimés, il me faut encore, en ce qui concerne la femme, accentuer cette déclaration. La femme est le premier être humain qui ait eu à éprouver la servitude. Elle a été esclave avant même que l' « esclave » fut.

Toute oppression a pour point de départ la dépendance économique (dans laquelle l'opprimé se trouve vis-à-vis de l'oppresseur. Jusqu'à ce jour la femme se trouve dans ce cas.

Aussi loin qu'il nous soit donné de remonter dans le passé de l'homme, nous trouvons la horde comme la première communauté humaine. La horde qui, semblable à un troupeau d'animaux, satisfaisait ses instincts sexuels sans aucun ordre, et sans se détacher par couple. Il est difficile d'admettre que, dans cet état primitif, les hommes aient été supérieurs aux femmes en force physique ou en capacités intellectuelles [1]. Non seulement la vraisemblance, mais encore les observations que nous faisons sur les peuplades sauvages actuellement existantes, s'élèvent contre cette hypothèse . Non seulement, chez tous les peuples sauvages, le poids et le volume du cerveau de l'homme et de la femme diffèrent bien moins que chez nos peuples civilisés modernes, mais encore les femmes ne le cèdent aux hommes que de très peu, sinon en rien, comme force corporelle. Il existe même, encore aujourd'hui, dans l'Afrique Centrale, quelques tribus où les femmes sont plus fortes que les hommes et où, en raison de ce fait, elles exercent le commandement [2]. C'est ainsi qu'il y a, actuellement, chez les Afghans, une peuplade où les femmes font la guerre, vont à la chasse, et où les hommes vaquent aux travaux domestiques. Le roi des Achantis, dans l'Afrique occidentale, et le roi de Dahomey dans l'Afrique centrale, ont des gardes du corps féminins, régiments exclusivement recrutés parmi les femmes, commandés par elles, qui se signalent, en avant des guerriers mâles, par leur bravoure et leur soif de carnage (« alors les femmes se changent en hyènes »).

[1] Tacite, par exemple, affirme formellement que, chez les Germains, les femmes ne le cédaient en rien aux hommes, ni en taille ni en force. Et les Germains étaient pourtant arrivés, déjà à cette époque, à un haut degré de civilisation.
[2] L. Büchner : La Femme. Sa situation naturelle et sa vocation sociale « Neue Gesellschaft », années 1879 et 1880.

Un autre phénomène qui ne peut s'expliquer que comme basé sur la pure supériorité physique, c'est qu'il a du y avoir dans l'antiquité, sur la mer Noire et en Asie, des Etats d'amazones, comme on les appelait, qui se composaient uniquement de femmes. Ils devaient encore exister en partie au temps d'Alexandre-le-Grand, puisque, d'après Diodore de Sicile, une reine d'amazones, Thalestris, vint trouver le conquérant dans son camp pour qu'il la rendit mère.

S'il y a effectivement eu de pareils Etats d'amazones, cela n'a pu être qu'à une condition, sans laquelle leur existence eut été compromise : l'éloignement rigoureux des hommes. Et c'est pour cela qu'elles cherchaient à atteindre le double but de la satisfaction de leurs instincts sexuels et de leur reproduction en s'unissant, à certains jours de l'année, aux hommes des Etats voisins.

Mais de pareilles situations reposent sur des conditions exceptionnelles, et le seul fait de leur disparition démontre leur manque de solidité.

Ce qui a créé la servitude de la femme dans les temps primitifs, ce qui l'a maintenue dans le cours des siècles, ce qui a conduit à une disproportion bien marquée des forces physiques et intellectuelles des deux sexes et aggravé l'état de sujétion de la femme, ce sont ses particularités en tant qu'être sexuel. La femme primitive, tout en suivant, au point vue de ses forces morales et physiques, un développement analogue à celui de l'homme, ne s'en trouvait pas moins en état d'infériorité vis-à-vis de celui-ci, lorsque les périodes de la grossesse, de l'accouchement. de l'éducation des enfants la soumettaient à l'appui, au secours, à la protection de l'homme. Dans les temps primitifs, où la force physique était seule estimée et où la lutte pour l'existence revêtit ses formes les plus cruelles et les plus sauvages, cette nécessité de protéger la femme il certaines époques conduisit à une foule de violences contre le sexe féminin, notamment au meurtre des filles nouveau-nées et au rapt des femmes adultes.

A l'époque où les hordes isolées, plus tard les clans, se trouvaient en pleine lutte pour l'existence ; à l'époque où l'élevage des bestiaux et l'agriculture étaient encore choses inconnues et où, par suite, les disettes n'étaient pas rares, la horde, le clan, devaient veiller à se débarrasser de tout rejeton qui nécessitait de grands soins, constituait une gêne dans la bataille ou dans la fuite, ou ne promettait pas grand avantage dans l'avenir. Les filles nouveau-nées, en première ligne, avaient ce caractère d'impedimentum ; on cherchait donc à s'en débarrasser autant que possible dès leur naissance. On n'en laissait vivre qu'un petit nombre, celles qui se distinguaient par leur vigueur particulière, et dont on avait absolument besoin pour la reproduction de l'espèce. Voilà l'explication très simple de l'usage qui persiste aujourd'hui encore, chez nombre de peuplades sauvages de l'Extreme-Asie et de l'Afrique, de tuer dès leur naissance la majeure partie des filles. C'est à tort que l'on a attribué une coutume analogue aux Chinois de nos jours.

Un sort semblable à celui des enfants du sexe féminin était réservé aux garçons qui, dès leur naissance, paraissaient estropiés, contrefaits, et menaçaient par suite de ne devenir qu'une charge. On les tuait, eux aussi. Cet usage était en vigueur, on le sait, dans plusieurs états de la Grèce, par exemple à Sparte.

Un autre motif qui déterminait la mise à mort des filles nouveau-nées, c'est qu'en raison de leurs batailles incessantes, le chiffre des hommes composant la horde, le clan, se réduisait sans cesse considérablement, et que l'on voulait éviter la disproportion numérique des sexes. De là vint aussi que l'on trouva bien plus commode de ravir les femmes que de les élever.

A l'origine, et pendant longtemps, on ne connut pas l'union durable entre tel homme et telle femme. Le croisement brutal (promiscuité) était la règle. Les femmes étaient la propriété de la horde, du clan ; elles n'avaient, vis-à-vis des hommes, ni le droit de choisir, ni celui de vouloir. On se servait d'elles comme de n'importe quel autre bien commun. Ce système d'unions toutes de caprice prouve clairement l'existence du droit maternel (gynecécratie), qui se conserva assez longtemps chez nombre de peuplades. Il était en vigueur, d'après Strabon, chez les Lydiens et les Lokriens ; il s'est maintenu jusqu'à nos jours dans l'île de Java, chez les Hurons, les Iroquois et beaucoup de peuplades de l'Afrique Centrale. Par suite, les enfants étaient, en première ligne, la propriété de la mère, le changement continuel de mâle laissant le père inconnu. Comme Goethe le fait dire à Frédéric dans ses « Années de voyage », la paternité « n'est surtout qu'une question de confiance ». Le droit maternel s'est conservé dans les coutumes de certains peuples, même alors qu'ils avaient atteint déjà un haut degré de civilisation, que la propriété privée existait, de même qu'un droit d'hérédité bien défini. Il en résulta que seul l'ordre de succession par la femme fit loi. A un autre point de vue, il est incontestable que l'existence du droit maternel fut la raison pour laquelle de bonne heure, chez certains peuples, des femmes arrivèrent au pouvoir. Il faut admettre que, presque dès le début, on fit une différence de rang entre les femmes nées dans la tribu et les femmes volées ; que la dignité de chef devint petit à petit héréditaire dans certaines familles, et qu'à défaut de descendants mâles on laissa le pouvoir à la femme là où il s'en trouvait une qui eût les qualités requises pour l'exercer. Une fois admise, l'exception devint facilement une règle, et en fin de compte, l'hérédité du pouvoir fut aussi bien reconnue à la femme qu'à l'homme.

La femme a du acquérir aussi une certaine importance là où son sexe était en minorité et où par conséquent la polygamie faisait place à la polyandrie. Cet état de choses dure même encore à l'heure qu'il est à Ceylan, dans les îles Sandwich, aux îles Marquises, au Congo et dans le territoire de Loango. A une époque ultérieure, le droit de posséder plusieurs hommes à la fois fut accordé en privilège aux filles des rois des Incas (Pérou). Il s'est en outre établi une sorte de loi de nature en vertu de laquelle, dans les sociétés basées sur la polyandrie, le chiffre des naissances masculines est sensiblement supérieur à celui des naissances féminines, ce qui a, dans une certaine mesure, perpétué l'ancien état de choses.

Abstraction faite de ces exceptions qui peuvent compter pour des anomalies, l'homme s'est, partout ailleurs, emparé de la souveraineté. Cela a du surtout se produire à partir du moment où s'accomplit entre un homme seul et une femme seule une union durable, probablement amenée par le premier des deux. La pénurie de femmes, le fait d'en trouver une particulièrement à son goût, firent naître chez l'homme le désir de la possession constante. On vit poindre l'égoïsme masculin. L'homme prit une femme avec ou sans le consentement de ses congénères et ceux-ci suivirent l'exemple donné. Il imposa à la femme le devoir de n'accepter que ses caresses, mais en échange il s'imposa celui de la considérer comme son épouse et de garder et protéger leurs enfants comme siens. La plus grande sécurité de cette situation la fit apparaître à la femme comme plus avantageuse : telle fut l'origine du mariage [1].

[1] Cela ne veut naturellement pas dire qu'un seul homme « inventa » le mariage et le créa, à peu près comme « Dieu le père créa le premier homme, Adam ». Des idées nouvelles n'appartiennent jamais en propre à un seul individu ; elles sont le produit abstrait de l'oeuvre commune à beaucoup. Entre concevoir et formuler une idée, et la réaliser en un acte pratique, il y a du chemin, mais un chemin sur lequel beaucoup se rencontrent. Voilà pourquoi on prend si souvent pour siennes les idées d'un autre, et réciproquement. Lorsque les idées trouvent un terrain bien préparé, c'est-à-dire lorsqu'elles expriment un besoin généralement ressenti, on en vient bien vite à compter avec elles. C'est ce qu'il faut admettre de l'établissement du mariage. Si donc personne n'a « crée » le mariage, il s'est cependant bien trouvé quelqu'un « qui a commencé » et dont l'exemple n'a pas tardé à être imité par tous.

La base sur laquelle devaient se fonder la propriété individuelle, la famille, le clan, l'Etat, était établie.

La possession d'une femme et d'enfants fit désirer à l'homme du premier âge une demeure fixe. Jusque-là il courait les bois, dormant la nuit sur les arbres ou dans les cavernes quand les bêtes sauvages ne l'en chassaient pas. De ce jour il se construisit une hutte à laquelle il retournait après la chasse ou la pêche. La répartition du travail se fit à partir de ce moment. L'homme s'adonna à la chasse, à la péche et à la guerre ; la femme dut vaquer aux travaux de la maison, si l'on peut appliquer cette expression à cette époque primitive. Les incertitudes de la chasse, l'intempérie des saisons forcèrent l'homme, à mesure que sa famille s'augmentait, à domestiquer les animaux dont il utilisait le lait et la chair. Le chasseur devint pasteur. Les enfants grandirent et s'unirent entre eux - car la conception de l'inceste appartient à une période bien plus tardive. - Ainsi se fonda la famille patriarcale, d'où sortit à son tour l'association communiste, le clan [1].

[1] Max Stirner, dans son ouvrage « l'individu et sa propriété » (Der Einzige und sein Eigentum), s'étonne de ce changement dans la façon d'envisager l'inceste, qui serait, d'après lui, une question que chacun aurait à débattre avec sa conscience. Les uns se prononcent pour le « bon Dieu », les autres pour le « divin bonheur ». Le silence que garde la Bible sur l'inceste embarrasse aussi fortement ses croyants. Après que Dieu eut crée le premier couple et que Caïn, le fils de celui-ci, eut tué Abel, la production ultérieure de l'espèce humaine ne pouvait se réaliser que de deux façons : ou Dieu a recommencé avec Eve l'acte de la création, ou bien Caïn s'unit à une soeur ; or cette soeur, il ne l'avait pas, d'après la Bible, qui présente le premier couple humain comme Malthusien (bipuériste). Donc Caïn s'en alla et prit une femme. Mais d'où ? Et ce fratricide devint donc, comme seul descendant d'Adam, le père du genre humain.

Le clan se subdivisa, en forma plusieurs autres qui, le chiffre de leurs membres augmentait sans cesse, finirent par se disputer les pâturages. Les querelles pour la possession des pâturages, le désir de rester dans une agréable et fertile contrée, et d'y demeurer en force, fit naître l'agriculture.

La femme a joué un rôle particulier dans toutes les phases de cette évolution ; elle fournissait à l'homme la meilleure des mains-d'oeuvre. Non seulement elle soignait les enfants, mais encore elle vaquait aux soins du ménage, menait paître les animaux, confectionnait les vêtements, construisait la hutte ou dressait la tente qu'elle abattait et charriait ensuite quand la famille quittait une place pour aller s'établir sur une autre. Quand la culture de la terre commença, quand la première charrue fut inventée, la femme devint la première bête de somme ; c'est à elle qu'incomba aussi principalement le soin de rentrer la récolte.

L'homme jouait au maître ; la nature de ses obligations excitait davantage sa faculté de penser et éveillait sa réflexion. C'est ainsi qu'il se développa physiquement et moralement, tandis que la femme, sous le poids de son double joug, le travail et les mauvais traitements, devait nécessairement se surmener au physique et rester arriérée au moral.

Habitué à commander, l'homme contraignit la femme de s'abstenir de toute relation avec les autres hommes ; elle dut se tenir à l'écart de ceux-ci ; on lui assigna une place spéciale dans la hutte et enfin, pour éviter toute entreprise de la part de quelque voisin libidineux, on l'obligea de se cacher et à se voiler. L'isolement de la femme de tout homme étranger a naturellement dû être appliqué avec le plus de rigueur en Orient où, en raison du climat, les appétits sexuels se montrèrent dès cette époque le plus développés et furent le plus licencieux.

Cette situation de maître prise par l'homme sur la femme eut des conséquences diverses.

La femme ne fut plus dès lors, comme dans la horde, un simple objet servant à la jouissance sexuelle ou à l'accroissement de l'espèce ; elle devint la productrice d'héritiers par lesquels l'homme se survivait, se perpétuait pour ainsi dire dans sa propriété ; elle constituait surtout une précieuse main-d'oeuvre. Elle acquit de la sorte une valeur ; elle devint pour l'homme un objet d'échange recherché dont il négociait l'achat avec son propriétaire, le père de la jeune femme, contre d'autres objets tels que du bétail, des animaux dressés à la chasse, des armes, des fruits de la terre. C'est ainsi que, de nos jours encore, nous voyons chez tous les peuples en retard la jeune fille s'échanger contre d'autres objets de valeur. Elle devient de la sorte, comme d'autres choses, la propriété de l'homme, qui en dispose librement ; il peut à son gré la garder ou la répudier, la maltraiter ou la protéger. Il en découlait que la jeune fille, dès lors qu'elle quittait la maison de son père, rompait avec celui-ci toute attache. Sa vie était pour ainsi dire divisée en deux parties nettement tranchées : la première qu'elle passait dans la maison du père, la seconde dans celle du mari. Cette séparation absolue de la maison paternelle a trouvé chez les Grecs de l'antiquité son expression symbolique dans cet usage que le char à deux roues, richement décoré, qui portait la jeune fille et sa dot devant la maison du mari était livré aux flammes devant la porte de celle-ci.

A un degré plus élevé de civilisation, le prix d'achat se changea en un cadeau, qui n'allait plus aux parents, mais que recevait la jeune fille pour prix de son sacrifice. On sait que cette coutume s'est conservée jusqu'à nos jours, à titre de symbole, dans tous les pays civilisés.

La possession d'une femme étant si désirable, on ne se préoccupa pas non plus, dans les temps reculés, de la façon d'y parvenir. Voler la femme coûtait moins cher que l'acheter, et le rapt était nécessaire quand, dans les clans ou les peuples en formation, les femmes manquaient. L'histoire de l'enlèvement des Sabines par les Romains constitue l'exemple classique du rapt en grand. Le rapt des femmes s'est même maintenu jusqu'aujourd'hui, à titre de symbole, chez les Araucaniens, dans le Chili méridional. Pendant que les amis du fiancé négocient avec le père de la future, le fiancé se glisse avec son cheval à proximité de la maison, cherche à s'emparer de la jeune fille, la jette sur son coursier et s'enfuit avec elle vers la forêt prochaine. Les femmes, les hommes, les enfants cherchent a empêcher cette fuite en poussant des cris et menant grand bruit. Dès que le fiancé n'atteint avec la jeune fille le taillis de la forêt, le mariage est considéré comme consommé. Il en est de même quand l'enlèvement a eu lieu contre le gré des parents. Le fourré de la forêt vierge est la chambre nuptiale dont l'entrée consacre le mariage.

La reproduction aussi forte que possible étant un besoin si profondément inné à tout être vivant, et ce besoin pouvant se satisfaire avec d'autant plus de facilité et d'autant moins de frein dans les contrées où la terre productive est en surabondance ; comme d'autre part la femme était pour l'homme un instrument de plaisir toujours désirable dont il changeait volontiers, quand il le pouvait ; comme de plus la main-d'oeuvre propre de la femme ainsi que celle des enfants qui survenaient augmentait sa richesse et sa considération, l'homme ne tarda pas à en venir à la polygamie. Mais le nombre des femmes étant, de par la nature, peu différent de celui des hommes - ainsi que nous le démontrerons plus tard - on achetait les femmes dans d'autres clans ou chez des peuples étrangers, ou, mieux encore, on les enlevait. Le rapt des femmes fournit le butin de la guerre le plus précieux.

Chez tous les peuples ayant quelque civilisation, le sol était propriété collective, à condition que les bois, les pâturages et l'eau restassent en commun, tandis que la partie du sol destinée à la culture était divisée par lots et attribuée à chaque père de famille, d'après le nombre de têtes qui la composaient. Il s'établit, à ce propos, une différence nouvelle qui montre bien que la femme n'était considérée que comme un être humain de second ordre.

En principe, les filles étaient absolument exclues de la répartition des lots. Celle-ci ne s'appliquait qu'aux garçons et il est clair que, dans ces conditions, le père voyait dès l'abord la naissance d'un fils d'un tout autre oeil que celle d'une fille. Chez les Incas [1] et quelques autres peuples seulement, les filles avaient droit à demi-part. C'est conformément à cette conception de l'infériorité de la femme que les filles étaient privées du droit d'hérédité chez les peuples anciens et qu'elles le sont encore chez beaucoup de peuples modernes à civilisation arriérée. D'autre part, un système différent conduisit, chez des peuples qui, comme les Germains, vivaient en monogamie, aux situations les plus déplorables. La coutume en vertu de laquelle les fils, en se mariant, recevaient leur part de la communauté, amena en grand nombre les pères a marier leurs fils encore adolescents, âgés à peine de dix à douze ans, à des filles déjà nubiles. Mais comme dans ce cas une véritable vie conjugale était impossible, le père abusait de son autorité paternelle et représentait le mari à la place de son fils [2]. On se rend aisément compte de la corruption que pareilles choses devaient introduire dans la vie de famille. Les « chastes relations » maritales de nos ancêtres sont, comme tant de belles choses qu'on nous raconte de ces temps reculés, une jolie fable.

[1] Laveleye : « De la propriété et de ses formes primitives ».
[2] Laveleye : Ibidem.

Aussi longtemps qu'elle vivait dans la maison paternelle, la fille devait gagner son entretien par un pénible travail ; quittait-elle la maison pour se marier, elle n'avait plus rien à réclamer, elle était une étrangère pour la communauté. Cette situation fut la même partout, dans l'Inde, en Egypte, en Grèce, à Rome, en Allemagne, en Angleterre, chez les Aztèques, chez les Incas, etc... elle existe encore aujourd'hui dans le Caucase et dans beaucoup de contrées de la Russie et des Indes. Un homme qui venait à mourir n'avait-il ni fils ni neveu ? sa propriété foncière faisait retour à la communauté. Ce n'est que plus tard que l'on concéda aux filles le droit d'hériter du mobilier et des troupeaux, ou qu'on leur accorda une dot ; beaucoup plus tard encore elles obtinrent le droit à l'héritage du sol.

Nous trouvons une autre forme de l'acquisition de la femme par l'homme en toute propriété dans la Bible, où Jacob acquiert par son travail Léa et ensuite Rachel. Le prix d'achat était un certain nombre d'années à passer au service de Laban. On sait que le rusé Laban trompa Jacob en lui donnant d'abord Léa au lieu de Rachel et l'obligea ainsi a servir sept nouvelles années pour obtenir la seconde soeur. Nous voyons donc ici deux soeurs être simultanément les femmes d'un même homme, ce qui est bien, d'après nos sentiments actuels, une situation incestueuse. Il avait été formellement promis aussi à Jacob, à titre de dot, une partie de la prochaine portée du troupeau ; il devait recevoir, spécifiait l'égoïste Laban, les agneaux tachetés - qui sont, on le sait, la minorité - et Laban ceux nés sans taches. Mais cette fois Jacob fut le plus malin. De même qu'il avait dupé son frère Esaü pour le droit d'ainesse, il dupa Laban pour ses agneaux. Il avait déjà étudié le Darwinisme bien avant Darwin ; ainsi que nous le raconte la Bible, il fabriqua et bariola artistement des piquets qu'il planta près des abreuvoirs et des baquets à sel des moutons. La vue continuelle de ces piquets eut sur les brebis pleines cet effet de leur faire mettre au monde plus d'agneaux tachetés que de blancs. C'est ainsi qu'Israël fut sauvé par la ruse d'un de ses patriarches.

Une autre situation, née de la suprématie de l'homme sur la femme et qui s'est maintenue jusqu'aujourd'hui en s'aggravant toujours davantage, c'est la prostitution. Si, chez tous les peuples de la terre les plus civilisés, l'homme exigeait de sa femme la plus rigoureuse réserve sexuelle vis-à-vis des autres hommes, et s'il punissait souvent une faute des châtiments les plus cruels - la femme était sa propriété, son esclave, il avait dans ce cas droit de vie et de mort sur elle - il n'était en aucune façon disposé à s'imposer la même obligation. Il pouvait, il est vrai, acheter plusieurs femmes ; vainqueur dans la bataille, il pouvait en enlever au vaincu, mais cela impliquait aussi pour lui la nécessité de les nourrir toujours. Cela n'était possible, plus tard, étant donné les conditions de venues fort inégales de la fortune, qu'à une très faible minorité, et le nombre restreint des femmes vraiment belles augmenta leur prix. Mais l'homme allait aussi à la guerre, il faisait des voyages de toute sorte, ou bien il désirait surtout le changement dans les plaisirs amoureux. Des filles non mariées, des veuves, des femmes répudiées, les épouses des pauvres aussi s'offrirent alors à lui pour de l'argent ; il les acheta pour ses plaisirs superflus.

Si la continence la plus absolue était exigée de la femme mariée, ce ne fut longtemps pas le cas pour les filles, tout au moins en Orient. La virginité de la jeune fille est une exigence que les hommes n'élevèrent que plus tard ; elle représente une période de civilisation d'un raffinement supérieur. La prostitution était non seulement permise aux filles non mariées, mais à Babylone, chez les Phéniciens, les Lydiens, etc..., elle était exigée comme ordonnée par la religion. C'est évidemment là le principe de l'usage très répandu dans l'antiquité parmi les communautés de femmes qui gardaient leur virginité pour en faire une sorte d'offrande religieuse au premier venu qui en payait le prix au clergé. Des coutumes analogues existent encore aujourd'hui, comme le relate Bachofen, dans plusieurs tribus indoues, dans l'Arabie du Sud, à Madagascar, en Nouvelle-Zélande, où la fiancée est, avant son mariage, prostituée à la tribu. Au Malabar, le mari paie un salaire à celui qui enlève la virginité de sa femme. « Beaucoup de Caimars engagent des Patamars pour déflorer leurs épouses. Cette sorte d'individus y a gagné beaucoup de considération et ils ont coutume de passer d'avance un contrat pour leur salaire... ». « Le grand-prêtre (Mamburi) a pour fonction de rendre ce service au roi (Zamorin) quand celui-ci se marie, et il est payé de plus, pour cela, cinquante pièces d'or [1] ». Un clergé libidineux trouvait doublement son compte à ces institutions et à ces coutumes et y était soutenu par une société d'hommes qui ne valaient pas mieux. C'est ainsi que la prostitution de la femme non mariée devint une règle pour l'accomplissement des devoirs religieux. Le sacrifice public de la virginité symbolisait la conception et la fertilité de la terre nourricière ; il se faisait en l'honneur de la déesse de la fécondité qui était honorée chez les peuples de l'antiquité sous les différents noms d'Aschera-Astarté, Mylitta, Aphrodite, Vénus, Cybèle. On élevait en leur honneur des temples spéciaux pourvus de réduits de tous genres où l'on sacrifiait aux déesses suivant des rites déterminés. L'offrande en argent que les hommes avaient à déposer, tombait dans les poches des prêtres. Lorsque Jésus chassa du temple, comme profanateurs, les changeurs et les marchands, il s'y trouvait aussi de ces réduits où l'on sacrifiait aux déesses de l'amour. D'après cet exposé des rapports les plus intimes mais aussi les plus naturels des deux sexes entre eux - qui paraissent inouïs eu égard à nos conceptions actuelles - la prostitution des femmes pouvait ne paraître ni anormale ni inconvenante aux yeux des hommes de ces temps-là qui, alors comme aujourd'hui, faisaient et dirigeaient « l'opinion publique ». C'est pour cela qu'on voyait des femmes en grand nombre se soustraire au mariage, en raison de la plus grande liberté que leur laissait comme hétaïres leur situation de femmes non mariées, et se faire commercialement des moyens d'existence de leur prostitution. Les hétaïres les plus intelligentes qui, souvent encore, pouvaient être issues d'un rang élevé, acquéraient dans le libre commerce des hommes plus de savoir-vivre et d'éducation que le reste des femmes mariées qui étaient maintenues dans l'ignorance et la servitude. Elles exerçaient par là un plus grand empire sur les hommes, sans compter l'art avec lequel elles pratiquaient le métier de la galanterie. Ainsi s'explique ce fait que beaucoup d'entre elles jouirent auprès des hommes les plus illustres et les plus remarquables de la Grèce d'une considération et d'une influence que n'eut aucune de leurs épouses. Les noms fameux d'un grand nombre de ces hétaïres sont parvenus à la postérité, tandis que l'on s'informe en vain des noms des femmes légitimes.

[1] K. Kautsky : L'origine du mariage et de la famille. « Cosmos 1883 »

Dans de pareilles conditions, la situation de la femme dans l'antiquité était l'oppression la plus complète ; au point de vue moral bien plus encore qu'au point de vue physique, elle était maintenue de force dans un état rétrograde. Dans la vie domestique, la femme était placée immédiatement au-dessus des serviteurs ; ses propres fils agissaient envers elle en maîtres, et elle avait à leur obéir. Cette situation est on ne peut mieux dépeinte dans l'Odyssée, où Télémaque, se sentant homme, tombe au milieu des prétendants et enjoint à sa mère de regagner sa chambre, ordre auquel elle obéit en silence. Télémaque promet aussi aux prétendants de donner sa mère en mariage à un homme au bout d'un an, si d'ici là son père n'était pas de retour, promesse que les prétendants trouvent parfaitement dans l'ordre. La position de la femme dans cette Grèce parvenue à un si haut degré de civilisation est également bien décrite dans « Iphigénie en Tauride », où Iphigénie exhale ces plaintes :

« De tous les êtres humains c'est la femme qui a le sort le plus malheureux. Si le bonheur sourit à l'homme, il est vainqueur et acquiert de la gloire sur le champ de bataille ; si les Dieux l'ont voué au malheur, il tombe, le premier des siens, dans la belle mort. Mais le bonheur de la femme est bien étroit : elle est toujours soumise au choix des autres, souvent à celui d'étrangers, et quand la ruine s'abat sur sa maison, le vainqueur l'emmène loin des débris fumants, à travers le sang de ses morts bien-aimés ».

Il n'y a pas lieu de s'étonner, après cela, que chez beaucoup de peuples, et à de nombreuses époques, on ait très sérieusement agité la question de savoir si les femmes sont des êtres humains complets et si elles possèdent une âme. C'est ainsi que les Chinois et les Indous ne croient pas au caractère complètement humain de la femme, et le Concile de Mâcon, au VIe siècle de notre ère, a très gravement discuté sur le point de savoir si les femmes ont une âme et si elles sont des êtres humains ; la question ne fut même résolue affirmativement qu'à une faible majorité. La femme n'est-elle pas un être objectif et non subjectif ? on en « use » et « abuse » comme on use et abuse d'une chose. C'était bien là une question à laquelle les casuistes catholiques-romains avaient de quoi s'aiguiser les dents. Il ressort de tout ce que nous venons d'écrire que jusqu'aujourd'hui la femme a été tenue en dépendance, que les formes de l'oppression qu'elle a subie ont bien pu se modifier, mais que l'oppression ne s'en est pas moins maintenue en fait.

La suite de cet exposé montrera comment les formes de cette oppression se sont établies et quels changements successifs elles ont eu à subir.

Soumise à l'homme dans tous les rapports sociaux, la femme l'était avant tout en ce qui concernait ses appétits sexuels : ceux-ci deviennent d'autant plus violents que l'ardeur du climat fait couler le sang plus chaud et plus fougueux dans les veines, en même temps que la fécondité du sol enlève à l'homme le souci de la lutte pour l'existence. C'est pour cette raison que, depuis les temps les plus reculés, l'Orient a été la terre-mère de toutes les dépravations, de tous les vices sexuels, auxquels s'adonnaient les plus riches comme les plus pauvres, les plus instruits comme les plus ignorants. C'est pour la même raison que la prostitution publique de la femme fut introduite de fort bonne heure dans les anciens pays civilisés de l'Orient.

A Babel, la puissante capitale de l'empire babylonien, il était prescrit que toute jeune fille devait se rendre au moins une fois en pèlerinage au temple de la déesse Mylitta pour s'y prostituer, en son honneur, au libre choix des hommes qui accouraient en foule ; il en était de même en Arménie où l'on sacrifiait de la même façon sous le vocable de la déesse Anaïtis. Le culte sexuel avait une organisation religieuse analogue en Egypte, en Syrie, en Phénicie, dans l'île de Chypre, à Carthage et même en Grèce et à Rome. Les Juifs - l'Ancien-Testament en témoigne suffisamment - ne restèrent pas non plus étrangers à ce culte ni à la prostitution de la femme. Abraham prêtait sans scrupule sa Sara à d'autres hommes et surtout à des chefs de tribus (rois) qui le visitaient et le rétribuaient richement. Le patriarche d'Israël, l'ancêtre de Jésus, ne trouvait donc rien de particulièrement répugnant à ce commerce qui, à notre point de vue à nous, est souverainement malpropre et malhonnête. Il est seulement à remarquer qu'aujourd'hui encore nos enfants sont élevés à l'école dans le plus profond respect pour cet homme. Comme on le sait, et ainsi que nous l'avons déjà rappelé, Jacob prit pour femmes deux soeurs, Léa et Rachel, qui lui livrèrent en outre leurs servantes. Les rois Juifs, David, Salomon et autres, disposaient de harems entiers sans pour cela perdre les bonnes grâces de Jéhovah. C'était une coutume, c'était conforme à l'usage, et les femmes trouvaient tout pour le mieux.

En Lydie, à Carthage, à Chypre, les jeunes filles avaient, en vertu de l'usage établi, le droit de se prostituer pour gagner leur dot. On rapporte de Chéops, roi d'Egypte, qu'il tira du produit de la prostitution de sa fille l'argent nécessaire à la construction d'une pyramide. On raconte aussi que le roi Rhampsinit - qui vivait 2000 ans avant notre ère - ayant découvert un vol commis dans la chambre de son trésor, fit publier, pour découvrir la trace du voleur, que sa fille se livrerait à tout individu qui saurait lui raconter une histoire particulièrement intéressante. Parmi les concurrents, dit la légende, se trouva aussi le voleur. Son conte fini, et après qu'il en eut touché le salaire, la fille du roi voulut l'arrêter. Mais, au lieu de celle du conteur, elle ne retint qu'une main coupée sur un cadavre. Ce tour habile détermina le roi à déclarer publiquement qu'il ferait grâce au voleur et lui donnerait sa fille en mariage s'il se dénonçait, - ce qui eut lieu.

De cet état de choses naquit, notamment chez les Lydiens, cet usage que l'origine des enfants était légitimée par la mère. Il y eut également chez beaucoup d'anciens peuples une coutume qui, d'après J. Scherr, doit avoir été en honneur aussi chez les vieux Germains, c'est que la femme ou la fille était abandonnée pour la nuit à l'hôte, en signe d'hospitalité.

En Grèce, il y eut de bonne heure des maisons publiques de femmes communes à tous. Solon les introduisit à Athènes, vers l'an 594 avant notre ère, comme institution de l'Etat et fut pour ce fait chanté en ces termes par un contemporain : « Solon, sois loué ! car tu as acheté des femmes publiques pour le salut de la ville, pour le salut des moeurs d'une cité peuplée de jeunes hommes robustes qui, sans ta sage institution, se seraient laissés aller à poursuivre de leurs facheuses assiduités les femmes des classes élevées ! » Ainsi une loi de l'Etat reconnut aux hommes comme un droit naturel une pratique qui, pour les femmes, était tenue pour méprisable et criminelle. Et dans cette même Athènes, il avait été édicté par Solon « que la femme qui se livrerait à un amant payerait son crime de sa liberté ou de sa vie. » L'homme pouvait vendre comme esclave la femme adultère. Et l'esprit de cette jurisprudence inégale persiste aujourd'hui encore.

A Athènes, un temple superbe était consacré à la déesse Hetaera. Au temps de Platon (400 ans avant J.-C.) le temple de Corinthe, dédié à Vénus-Aphrodite et célèbre alors par toute la Grèce pour sa richesse, ne renfermait pas moins de mille filles de joie (hiérodules). Corinthe jouissait à cette époque dans le monde masculin de la Grèce d'une renommée analogue à celle qu'avait en Allemagne Hambourg au milieu du XIXe siècle. Des hétaïres renommées pour leur esprit et leur beauté, telles que Phryné, Laïs de Corinthe, Gnathaena, Aspasie - devenue plus tard la femme de l'illustre Périclès - se consolaient dans la société des hommes les plus considérés de la Grèce du mépris des foules ; elles avaient accès à leurs réunions et à leurs banquets, tandis que les femmes honnêtes restaient exclusivement reléguées à la maison.

La femme grecque honnête ne devait paraître dans aucun lieu public ; dans la rue, elle allait toujours voilée et sa mise était des plus simples. Son instruction, qu'on négligeait à dessein, était des plus chétives, son langage commun, elle n'avait « ni rafinement ni politesse. » Aujourd'hui encore il ne manque pas d'hommes qui préfèrent la société d'une belle pécheresse à celle de leur femme légitime et qui n'en comptent pas moins parmi les « soutiens de l'Etat », les « piliers de l'ordre », qui ont à veiller sur la « sainteté du mariage et de la famille ».

Démosthène, le grand orateur, a exposé en termes aussi brefs que précis ce qu'était la vie sexuelle des hommes d'Athènes : « Nous épousons la femme, dit-il, pour avoir des enfants légitimes et une fidèle gardienne de la maison ; nous avons des compagnes de lit pour nous servir et nous donner les soins quotidiens ; nous avons les hétaïres pour les jouissances de l'amour. » Ainsi la femme était tout au plus une machine à faire des enfants, le chien fidèle qui garde la maison. Le maître vivait selon son bon plaisir, suivant ses caprices. Dans sa « République » Platon développe en ce qui concerne la femme et les relations des deux sexes une conception qui, à notre point de vue actuel, parait des plus barbares. Il demande la communauté des femmes, la procréation des enfants réglementée par la sélection. Aristote pense plus bourgeoisement. La femme, dit-il dans sa « Politique », doit, il est vrai, être libre, mais subordonnée à l'homme ; cependant elle doit avoir le droit de « donner un bon conseil ». Thucydide émet un avis qui a l'approbation de tous les Philistins d'aujourd'hui. Il dit : l'épouse dont on n'entend dire ni bien ni mal hors de sa maison mérite les éloges les plus élevés. Il demande donc que la femme mène une sorte de vie végétative qui ne trouble en rien les cascades de l'homme.

La plupart des Etats de la Grèce n'étaient que des villes au territoire restreint ; d'ailleurs les Grècs ne vivaient qu'aux dépens de leurs esclaves [1], et la multiplication exagérée des maîtres fit entrevoir le danger de ne pouvoir conserver le genre de vie auquel on était habitué. Se plaçant à ce point de vue, Aristote conseilla de s'abstenir de relations avec les femmes et, en retour, préconisa l'amour entre hommes et jeunes gens. Socrate considérait la pédérastie comme le privilège et le signe d'une haute éducation. Les hommes de la Grèce partagèrent cette manière de voir et réglèrent leur vie d'après elle. Il y eut des maisons de prostitués-hommes comme il y en avait de femmes publiques. Vivant dans une pareille atmosphère, Thucydide, déjà cité, pouvait porter ce jugement que la femme est plus dangereuse que les flots de la mer en furie, que l'ardeur des flammes et que le torrent tombant de la montagne en flots impétueux. « Si c'est un Dieu qui a inventé la femme, qu'il sache, où qu'il soit, qu'il a été l'artisan inconscient du plus grand mal [2]. »

[1] Celui qui travaille pour un homme est esclave ; celui qui travaille pour le public est un artisan ou un journalier (Politique d'Aristote).
[2] Léon Richer : La femme libre.

Dans les premiers siècles qui suivirent la fondation de Rome, les femmes ne jouissaient d'aucune espèce de droit. Leur position était tout aussi abaissée qu'en Grèce. Ce n'est que lorsque l'Etat fut devenu grand et puissant et que le patricien romain se fut fait une grosse fortune que la situation se modifia graduellement, que les femmes réclamèrent une plus grande liberté, sinon au point de vue légal, du moins au point de vue social. Caton l'ancien en prit prétexte pour exhaler cette plainte : « Si chaque père de famille, selon l'exemple de ses ancêtres, s'efforçait de maintenir sa femme dans l'infériorité qui lui convient, on n'aurait pas tant à s'occuper, publiquement, du sexe entier [1]. »

[1] Karl Heinzen : Des droits et de la situation des femmes

Sous l'Empire, la femme obtint le droit d'hériter, mais elle resta elle-même mineure et ne put disposer de rien sans son tuteur. Aussi longtemps que le père vivait, la tutelle de la fille, même mariée, lui appartenait, à lui ou au tuteur qu'il désignait. Le père venait-il à mourir, le plus proche parent masculin, même lorsqu'en qualité d'agnat il était déclaré incapable, entrait en possession de la tutelle et avait le droit de la transmettre à tout moment au premier tiers venu. D'après le droit romain, l'homme était propriétaire de la femme qui, devant la loi, n'avait pas de volonté propre. Le droit de divorcer appartenait à l'homme seul.

A mesure que grandirent la puissance et la richesse de Rome, la rigueur des moeurs primitives fit place au vice et à la dépravation. Rome devint le centre de la débauche et du raffinement sensuel. Le nombre des maisons publiques de femmes augmenta et à côté d'elles l'amour grec trouva chez les hommes une faveur toujours croissante. Le célibat d'une part, les unions stériles de l'autre, augmentèrent dans les classes élevées. Les dames romaines s'en vengèrent en allant, pour éviter le dur châtiment réservé à l'adultère, se faire inscrire sur les registres des édiles auxquels incombait, comme agents de la police, la surveillance de la prostitution.

Les guerres civiles et le système de la grande propriété ayant eu pour conséquence d'augmenter le chiffre des célibataires et des ménages sans enfants, et de diminuer le nombre des citoyens et des patriciens romains, Auguste promulgua, en l'an 16 av. J.-C., la loi dite Julienne qui édictait des récompenses pour la procréation des enfants et des peines pour le célibat. Le citoyen père de famille avait droit de préséance sur celui qui n'avait pas d'enfants et sur le célibataire. L'homme non marié ne pouvait recueillir aucun héritage en dehors de celui de ses plus proches parents ; l'homme marié sans enfants ne pouvait toucher que la moitié de son héritage. Le reste revenait à l'Etat. Ce qui fait faire à Plutarque cette réflexion : les Romains se marient, non pas pour avoir des héritiers, mais des héritages.

Plus tard, la loi Julienne fut encore aggravée. Tibère décréta qu'aucune femme dont le grand-père, le père ou le mari aurait été chevalier romain, n'aurait le droit de se prostituer. Les femmes mariées qui se faisaient inscrire sur les registres de la prostitution devaient être bannies de l'Italie, comme coupables d'adultère. Naturellement il n'existait aucune peine de ce genre pour les hommes.

Sous le gouvernement des Empereurs, la célébration du mariage revêtit plusieurs formes. Suivant la première et la plus solennelle, le mariage se concluait devant le grand prêtre, en présence de dix témoins au minimum ; les époux, en signe d'union, mangeaient ensemble un gâteau fait de farine, de sel et d'eau. La deuxième forme était la « prise de possession » qui était considérée comme un fait accompli quand une femme avait, du consentement de son père ou tuteur, vécu un an avec un homme et sous le même toit. La troisième forme consistait en une sorte d'achat réciproque, en ce sens que les deux fiancés se donnaient mutuellement des pièces de monnaie en échangeant le serment du mariage.

Chez les Juifs le mariage recevait dès les premiers temps la consécration religieuse. Toutefois la femme n'avait aucun droit de choisir son fiancé, qui lui était désigné par son père. Le Talmud dit : « Quand ta fille sera nubile, affranchis un de tes esclaves et marie-la avec lui. » Le mariage était, chez les Juifs, considéré comme un devoir (Soyez féconds et multipliez-vous). Et c'est pourquoi la race juive s'est rapidement augmentée, malgré les persécutions et les oppressions dont elle à été victime. Les Juifs sont les ennemis jurés du malthusianisme.

Tacite en parle en ces termes : « Ils ont les uns pour les autres un attachement invincible, une commisération très active, et pour le reste des hommes une haine implacable. Jamais ils ne mangent, jamais ils ne couchent avec des étrangers. Malgré l'extrème dissolution de leurs moeurs, ils s'abstiennent de femmes étrangères... Ils ont pourtant grand soin de l'accroissement de la population, car il est fort défendu de tuer un seul des enfants qui naissent, et les âmes de ceux qui meurent dans les combats ou dans les supplices, ils les croient immortelles. De là leur ardeur pour la génération, et leur mépris pour la mort ».

Tacite déteste les Juifs ; il a horreur d'eux parce qu'au mépris de la religion (païenne) de leurs aïeux, ils ont entassé des présents et des richesses. Il les appelle « les pires des hommes », un « peuple haïssable. » [1]

[1] Tacite : Histoires. Liv. V.

Les Juifs, sous la domination romaine, furent forcés de se confiner toujours plus étroitement entre eux, et pendant la longue période de persécution qu'ils eurent à subir à dater de cette époque durant presque tout le moyen-âge chrétien, il se développa chez eux cette vie de famille intime qui passe aux yeux du monde bourgeois actuel pour une sorte de modèle. Pendant ce temps s'accomplissaient la désorganisation et la décomposition de la société romaine. A la débauche souvent poussée jusqu'à la folie on opposa un autre extrême, la continence la plus rigoureuse. L'ascétisme prit alors, comme jadis le libertinage, une forme religieuse qu'un fanatisme mystique se chargea de propager. Le sybaritisme effréné, le luxe sans bornes des vainqueurs, formait un contraste frappant avec la détresse et la misère des millions et des millions d'êtres que Rome triomphante avait traînés en esclavage de tous les points du monde alors connu jusqu'en Italie. Parmi ces esclaves se trouvaient d'innombrables femmes qui, enlevées au foyer domestique, séparées de leurs maris, arrachées à leurs enfants, en étaient au dernier degré de misère et qui toutes soupiraient après leur délivrance. Une foule de femmes romaines se trouvaient dans une position à peine meilleure et dans le même état d'esprit. Continuons. La conquête de Jérusalem et du royaume de Judée par les Romains, la ruine de toute indépendance nationale, avaient suscité parmi les sectes ascétiques de ces pays des idéologues qui prédisaient la formation d'un nouvel empire qui devait apporter à tous le bonheur et la liberté.

Le Christianisme vint. Il prêcha, dans ses doctrines misanthropiques, la continence, l'anéantissement de la chair. Avec son langage à double sens, s'appliquant à un royaume tantôt céleste tantôt terrestre, il trouva dans le marais de l'empire romain un sous-sol fertile. La femme ayant, comme tous les malheureux, l'espoir de l'affranchissement et de la délivrance s'attacha à lui avec empressement et de tout coeur. Il ne s'est en effet jusqu'aujourd'hui produit aucune agitation importante dans laquelle les femmes n'aient eu, elles aussi, une action considérable comme combattantes ou comme martyres. Ceux qui tiennent le christianisme pour une grande conquête de la civilisation ne devraient pas oublier que c'est précisément à la femme qu'il doit le plus clair de son succès. Le prosélytisme de la femme a joué un rôle considérable aux premiers temps du christianisme, dans l'empire romain comme chez les peuples barbares du moyen-âge, et les plus puissants furent convertis par elle. C'est ainsi qu'entre autres Clotilde détermina Clovis, le roi des Francs, à embrasser le christianisme que Berthe, reine de Gand, et Gisèle, reine de Hongrie, introduisirent dans leurs Etats. La conversion du duc de Pologne, du czar Jarislaw et d'une foule d'autres princes est due à l'influence de la femme.

Mais le christianisme l'en récompensa mal. Il conserva dans ses doctrines le même mépris de la femme que les antiques religions de l'Orient ; il la ravala au rang, de servante obéissante de l'homme, et aujourd'hui encore il l'oblige à promettre solennellement cette obéissance devant l'autel.

Ecoutons ce que disent de la femme et du mariage la Bible et le christianisme

 

Déjà, dans l'histoire de la création, il est ordonné à la femme de se soumettre à l'homme. Les dix commandements de l'Ancien Testament ne s'adressent à proprement parler qu'à l'homme, car la femme est nommée dans le neuvième commandement en même temps que les valets et les animaux domestiques. La femme était bien une pièce de propriété que l'homme acquérait contre espèces ou en échange de services rendus. Appartenant à une secte qui s'imposait la continence la plus absolue, notamment dans les relations sexuelles, Jésus méprisait le mariage et s'écriait : « Il y a des hommes qui sont eunuques dès le sein de leurs mères ; il y en a d'autres qui sont faits eunuques par la main des hommes ; il y en a enfin qui se sont faits eunuques eux-mêmes en vue du royaume du ciel. » Au repas des noces de Cana, il répondait à sa mère qui implorait humblement son secours : « Femme, qu'y a-t-il de commun entre vous et moi » ?

Et Paul, que l'on peut, au plus haut degré, appeler le fondateur du christianisme autant que Jésus lui-même, Paul qui le premier donna à cette doctrine le caractère international et l'arracha aux limites étroites de l'esprit de secte des Juifs, disait : « le mariage est un état inférieur ; se marier est bien, ne pas se marier est mieux ». « Vivez de votre esprit et résistez aux désirs de la chair. La chair conspire contre l'esprit, et l'esprit conspire contre la chair ». « Ceux que le Christ a gagués à lui ont mortifié leur chair avec ses passions et ses désirs ». Paul suivit lui-même ses préceptes et ne se maria pas. Cette haine de la chair, c'est la haine de la femme qui est présentée comme la corruptrice de l'homme. Voyez plutôt la scène du paradis terrestre qui a là sa signification profonde. C'est dans cet esprit que les Apôtres et les Pères de l'Eglise ont prêché, c'est dans cet esprit que l'église a opéré pendant tout le moyen âge, en créant les couvents, c'est dans cet esprit qu'elle agit encore.

La femme, selon le christianisme, est l'impure, la corruptrice, qui a apporté le pêché sur la terre et perdu l'homme. Aussi les Apôtres et les Pères de l'Eglise n'ont-ils jamais considéré le mariage que comme un mal nécessaire, de même qu'on le dit aujourd'hui de la prostitution. Tertullien s'écrie : « Femme, tu devrais t'en aller toujours dans le deuil et en guenilles, offrant aux regards tes yeux pleins de larmes de repentir, pour faire oublier que tu as perdu le genre humain. Femme, tu es la porte de l'enfer ! » Hieronyme dit : « Le mariage est toujours une faute ; tout ce que l'on peut faire, c'est de se le faire pardonner en le sanctifiant. » Voilà pourquoi on a fait du mariage un sacrement de l'Eglise. Origène trouvait que « le mariage est une chose impie et impure, l'instrument de la sensualité », et pour résister a la tentation, il s'émascula. « Il faut faire choix du célibat, dut le genre humain en périr » dit Tertullien. Et Augustin : « Ceux qui ne seront pas mariés brilleront au ciel comme des étoiles resplendissantes, tandis que leurs parents (ceux qui les auront engendrés) ressembleront aux astres obscurs. » Eusèbe et Hieronyme sont d'accord pour dire que la parole de la Bible : « Soyez féconds et multipliez » ne devait plus s'appliquer au temps où ils vivaient et que les chrétiens n'avaient pas à s'en préoccuper. Il serait facile de produire encore des centaines de citations empruntées aux plus considérables des hommes que l'on appelle des lumières de l'Eglise. Tous ont enseigné dans le même sens ; tous, par leurs prédications constantes, ont contribué à répandre ces idées monstrueuses sur les choses sexuelles et les relations de l'homme et de la femme, relations qui sont pourtant une loi de la nature dont l'application est un des devoirs les plus essentiels des fins humains. La société actuelle souffre encore cruellement de ces doctrines et elle ne s'en guérit qu'avec lenteur.

Pierre dit aux femmes avec insistance : « femmes, soyez dociles à vos maris. » Paul écrit aux Ephésions : « l'homme est le maître de la femme comme le Christ est le chef de l'Eglise » ; aux Corinthiens : « l'homme est l'image et la gloire de Dieu, et la femme est la gloire de l'homme. » D'après tout cela, le premier niais venu peut se croire au-dessus de la femme la plus distinguée, et, dans la pratique, il en est ainsi, même à présent.

Paul élève aussi contre l'éducation et l'instruction supérieure de la femme sa voix influente, car il dit : « il ne faut pas permettre à la femme d'acquérir de l'éducation ou de s'instruire ; qu'elle obéisse, et qu'elle serve et se taise ».

Sans doute, ces doctrines n'étaient pas propres au seul christianisme. De même que celui-ci est un mélange de judaïsme et de philosophie grecque, qui de leur coté avaient leurs racines dans les anciennes civilisations de l'Egypte, de Babylone et de l'Inde, de même la position inférieure que le christianisme assignait à la femme était commune à tout l'ancien monde civilisé. Et cette infériorité s'est maintenue jusqu'aujourd'hui dans la civilisation arriérée de l'Orient plus forte encore que dans le christianisme. Ce qui a progressivement amélioré le sort de la femme dans ce qu'on est convenu d'appeler le monde chrétien, ce n'est pas le christianisme, mais bien les progrès que la civilisation a faits en Occident malgré lui.

Ce n'est donc pas la faute du christianisme si la situation de la femme est aujourd'hui supérieure à ce qu'elle était lorsqu'il naquit. Ce n'est qu'à contre-coeur et la main forcée qu'il a renoncé à sa véritable façon d'agir à l'endroit de la femme. Les fanatiques de la « mission libératrice du christianisme » sont d'un avis opposé sur ce point comme sur beaucoup d'autres. Ils affirment audacieusement que le christianisme a délivré la femme de sa basse condition primitive ; ils s'appuient surtout pour cela sur le culte de Marie, mère de Dieu, qui surgit postérieurement dans la religion nouvelle et qui devait être considéré par le sexe féminin comme un hommage à lui rendu. L'Eglise catholique, qui observe aujourd'hui encore ce culte, devrait hautement protester contre cette assertion. Les Saints et les Pères de l'église - et nous pourrions facilement en citer bien d'autres, parmi lesquels les premiers et les plus illustres - se prononcent tous, sans exception, contre la femme. Le concile de Màcon, que nous avons déjà cité, et qui, au VIe siècle, discuta sur la question de savoir si la femme avait une âme ou non, fournit un argument probant contre cette version de la bienveillance des doctrines du catholicisme pour la femme. L'introduction du célibat des prêtres par Grégoire VII [1], la furie des réformateurs, de Calvin en particulier, contre les « plaisirs de la chair », et avant tout la Bible elle-même dans ses monstrueuses sentences d'hostilité contre la femme et le genre humain, nous démontrent le contraire.

[1] Ce fut une décision contre laquelle le clergé séculier du diocèse de Mayence protesta notamment d'une façon catégorique : « Vous, évêques, ainsi que les abbés, vous avez de grandes richesses, des banquets de rois, de somptueux équipages de chasse ; nous, pauvres et simples clercs, nous n'avons que la consolation d'avoir une femme. La continence peut être une belle vertu, mais, en vérité, trop difficile et trop rude ! » (Yves Guyot : « Etudes sur les doctrines sociales du christianisme ». 2e édition. Paris, 1881).

En établissant le culte de Marie, l'Eglise catholique substituait, par un calcul adroit, le culte de sa propre déesse à celui des déesses païennes qui était eu honneur chez tous les peuples sur lesquels le christianisme se répandit. Marie remplaça la Cybèle, la Mylitta, l'Aphrodite, la Vénus, etc.., des peuples du Sud, l'Edda, la Freya, etc.., des peuples Germains ; seulement on en fit un idéal de spiritualisme chrétien.

Les peuplades primitives, physiquement saines, barbares il est vrai, mais non encore dépravées, qui, dans les premiers siècles de notre ère, se précipitèrent de l'Est et du Nord comme les flots immenses de l'Océan, et envahirent dans son sommeil l'empire universel des Romains où le christianisme s'était peu à peu imposé en maître, résistèrent de toutes leurs forces aux doctrines ascétiques des prédicateurs chrétiens ; ceux-ci durent, bon gré mal gré, compter avec ces saines natures. Les Romains virent avec étonnement que les moeurs de ces peuplades étaient absolument différentes des leurs. Tacite rendit hommage à ce fait en s'exprimant ainsi sur le compte des Germains : « Les mariages sont chastes et nulle partie des moeurs germaines ne mérite plus d'éloges. Presque les seuls d'entre les barbares, ils se contentent d'une seule femme, les adultères sont très rares dans une nation si nombreuse. La peine est immédiate et c'est au mari qu'il appartient de l'infliger. Les cheveux coupés, nue, en présence des proches, la coupable est chassée de la maison par son mari qui la conduit à coups de fouet à travers la bourgade. Il n'y a point de pardon pour la pudeur qui s'est prostituée. Ni la beauté, ni l'âge, ni les richesses, ne font trouver un autre époux à la femme adultère. Nul, ici, ne rit des vices, et corrompre et être corrompu ne s'appelle pas vivre selon le siècle. Les jeunes gens aiment tard ; de là une puberté inépuisable. Les filles ne sont pas mariées hâtivement ; égaux en jeunesse, en taille, en vigueur, la famille qui naît de tels époux hérite de leurs forces. »

Il ne faut pas perdre de vue que Tacite, pour offrir un modèle aux Romains, a peint un peu en rose les moeurs conjugales des anciens Germains, ou bien qu'il ne les connaissait pas suffisamment. S'il est vrai que la femme adultère était sévèrement punie, il n'en était pas de même pour l'homme qui avait commis le même crime. La femme germaine était soumise au pouvoir absolu de l'homme ; celui-ci était son maître ; elle pourvoyait aux travaux les plus pénibles et prenait soin du ménage tandis que lui se livrait à la guerre et à la chasse, ou, étendu sur sa peau d`ours, s'adonnait au jeu et à la boisson, ou bien encore passait ses journées en rêveries.

Chez les anciens Germains comme chez tous les autres peuples, la famille patriarcale fut la première forme de la société. Elle donna naissance à la commune, à l'association par marche et par clan. Le chef suprême de la famille était aussi le chef-né de cette communauté, dont les membres masculins venaient après lui. Les femmes, les filles, les brus étaient exclues du conseil et du commandement.

Il arriva, il est vrai, qu'à la faveur de circonstances particulières, le commandement d'une tribu tomba entre les mains d'une femme - ce que Tacite relate avec grande horreur et force commentaires méprisants -, mais ce furent là des exceptions.

A l'origine, les femmes ne jouissaient pas du droit d'hérédité ; ce ne fut que plus tard qu'on le leur accorda en partie.

Tout Germain né libre avait droit à une portion de la propriété foncière collective, laquelle était divisée par lots entre les membres de la commune et de la marche, à l'exception des forêts, des pâturages et des eaux qui servaient à l'usage général. Dès que le jeune Germain se mariait, on lui assignait son lot foncier. Lui venait-il des enfants ? il avait encore droit à une autre pièce de terre. Il était aussi généralement établi que les jeunes mariés recevaient des allocations spéciales pour l'installation de leur ménage, par exemple une charretée de bois de hêtre et les madriers nécessaires il la construction de leur maison. Les voisins leur venaient de grand coeur en aide pour rentrer le bois, faire la charpente et fabriquer le mobilier du ménage et les instruments aratoires. Leur venait-il une fille, ils avaient droit à une charretée de bois ; l'enfant nouveau-né était-il au contraire un fils, ils en recevaient deux. On voit que le sexe féminin n'était estimé que la moitié de la valeur de l'autre.

Il n'existait qu'une façon de conclure le mariage Il n était question d'aucune pratique religieuse ; la déclaration du consentement mutuel suffisait et le couple une fois entré dans le lit nuptial le mariage était consommé. La coutume d'après laquelle, pour être valable, l'union nuptiale avait besoin d'un acte religieux, ne prit guère naissance qu'au IXe siècle et ne fut déclarée sacrement de l'église qu'au XVIe par le Concile de Trente. Aucun historien n'indique que cette forme primitive, si élémentaire du mariage lequel n'était qu'un simple contrat privé entre deux personnes de sexe différent, ait eu un inconvénient quelconque pour la chose publique ou pour la « moralité. » Ce n'est pas dans la forme de l'union conjugale que se trouvait le danger pour la moralité, mais dans ce fait que l'homme libre, maître absolu de ses esclaves et de ses serfs, pouvait aussi abuser de son pouvoir sur la partie féminine de ceux-ci dans les rapports sexuels, et qu'il en restait impuni.

Sous forme d'esclavage et de servage, le seigneur foncier avait une autorité absolue sur ses esclaves, presque illimitée sur ses serfs. Il avait le droit de contraindre au mariage tout jeune homme dès sa dix-huitième année, et toute jeune fille dès sa quatorzième. Il pouvait imposer la femme à l'homme, l'homme à la femme. Le même droit lui appartenait en ce qui concernait les veufs et les veuves. Il détenait aussi ce qu'on appelait le « jus primae noctis », auquel il pouvait toutefois renoncer contre le payement d'une certaine taxe dont le nom seul révèle suffisamment la nature [1].

[1] L'existence de ce « droit » a été récemment contestée ; il n'aurait jamais été en vigueur. Elle me semble pourtant surabondamment prouvée. Que pareil droit n'ait jamais été écrit, et qu'il n'existat pas, dûment paragraphé, cela est certain ; il découla de la nature même de la servitude, sans avoir été couché sur parchemin. L'esclave plaisait-elle au maître ? Il s'en servait. Ne lui plaisait-elle pas ? Il ne s'en servait pas. En Hongrie, en Transylvanie, dans les principautés du Danube, il n'existe pas davantage de jus primae noctis écrit. Ecoutez pourtant ceux qui en connaissent le pays et les gens vous dire de quelle façon en usent les seigneurs fonciers avec la partie féminine du peuple. Il n'est pas possible de nier qu'une taxe était prélevée sous les noms que nous avons dits, et que ces noms sont par eux-mêmes assez significatifs.

La multiplicité des mariages était donc de l'intérêt du seigneur, étant donné que les enfants qui en naissaient restaient vis-à-vis de lui dans le même état de sujétion que leurs parents, que par suite il disposait de plus de bras, et que sa richesse s'en augmentait. C'est pourquoi les seigneurs, tant spirituels que temporels, poussaient au mariage de leurs sujets. L'Eglise agissait d'autre manière lorsqu'elle avait en vue, en empêchant certains mariages, d'amener terres et gens en sa possession, par suite de legs. Mais cela ne visait que les hommes libres, et encore les plus humbles, ceux dont la situation devenait toujours plus intolérable, par suite de circonstances qu'il n'y a pas lieu d'exposer ici, et qui, obéissant en foule aux suggestions et aux préjugés de la religion, abandonnaient leurs biens à l'Eglise et cherchaient un asile et la paix derrière les murailles du cloître. D'autres propriétaires fonciers encore, se trouvant trop faibles pour résister à la puissance des grands seigneurs féodaux, se mettaient sous la protection de l'Eglise moyennant le payement de certaines redevances ou l'obligation de rendre certains services. Mais nombre de leurs descendants eurent de la sorte le sort auquel leurs pères avaient voulu se soustraire ; ils tombèrent dans la dépendance et sous le servage de l'Eglise, ou bien on fit d'eux des prosélytes pour les couvents, afin de pouvoir empocher leur fortune.

Les cités, devenues florissantes au moyen âge, eurent, dans les premiers siècles de notre ère, un intérêt vital à encourager l'augmentation de leur population, en facilitant autant que possible l'établissement des étrangers et le mariage. Mais, avec le temps, cet état de choses se modifia. Dès que les villes eurent acquis quelque puissance, qu'elles eurent entre les mains un corps d'artisans connaissant à fond leur métier et organisés entre eux, l'esprit d'hostilité grandit contre les nouveaux arrivants, dans lesquels on ne voyait que des concurrents importuns. La puissance de la cité croissant, on multiplia les barrières élevées contre l'immigration. Les taxes élevées frappées sur l'établissement de domicile, les coûteuses épreuves de maîtrise, la limitation de chaque corps de métier à un certain nombre de maîtres et de compagnons, obligèrent des milliers d'hommes à vivre dans la dépendance, le célibat forcé et le vagabondage.

Mais lorsque la prospérité des villes décrut et que vint la décadence, on renforça encore, conformément aux idées étroites du temps, les obstacles apportés à l'immigration et à l'établissement du domicile. D'autres causes encore exerçaient une action également démoralisatrice.

La tyrannie des seigneurs fonciers prit graduellement une extension telle que beaucoup de leurs sujets préférèrent échanger la vie de chien qu'ils menaient contre celle des mendiants, des vagabonds et des brigands que l'étendue des forêts et le mauvais état des chemins favorisaient au plus haut degré. Ou bien ils se faisaient lansquenets, et allaient se vendre là où la solde était la plus forte et où le butin paraissait devoir être le plus riche. Il se constitua ainsi un innombrable prolétariat de gueux, hommes et femmes, qui devint un véritable fléau pour les campagnes. L'église contribua honnêtement à la corruption générale. Déjà le célibat des prêtres était la principale cause qui provoquait les débauches sexuelles que les relations constantes avec Rome et l'Italie ne firent que favoriser.

Rome n'était pas seulement la capitale de la chrétienté et la résidence du Pape ; elle était aussi la nouvelle Babel, la grande école européenne de l'immoralité, dont le palais papal était le principal siège. L'empire romain avait, en tombant, légué à l'Europe chrétienne ses vices bien plus que ses vertus ; l'Italie cultiva surtout les premiers, que les allées et venues du clergé contribuaient principalement à répandre en Allemagne. L'innombrable foule des prêtres était en majeure partie composée d'hommes vigoureux dont une vie de paresse et de luxe portait à l'extrême les besoins sexuels que le célibat obligatoire les forçait à satisfaire dans le plaisir solitaire ou dans des pratiques contre nature ; cela porta le dérèglement dans toutes les classes de la société et devint un danger contagieux pour le moral du sexe féminin, dans les villes comme dans les campagnes. Les couvents de moines et de nonnes ne se différenciaient guère des maisons publiques qu'en ce que la vie y était plus effrénée encore et plus licencieuse, et que les nombreux crimes, notamment les infanticides, qui s'y commettaient, pouvaient se dissimuler d'autant mieux que ceux-là même qui seuls avaient à y exercer la justice étaient les meneurs de cette corruption. Les habitants des campagnes cherchaient à garantir leurs femmes et leurs filles de la subornation du clergé en refusant d'admettre comme « pasteur des âmes » tout prêtre qui ne s'engageait pas à prendre une concubine. Cet usage fournit à un évêque de Constance l'occasion de frapper les curés de son diocèse d'un impôt sur le concubinage. Ainsi s'explique ce fait que, par exemple, dans ce moyen âge représenté comme si pieux et si moral par des romantiques a courte vue, il n'y eut pas moins de 1500 filles de joie qui parurent, en 1414, au concile de Constance.

La situation des femmes, à cette époque, devint d'autant plus déplorable qu'à tous les obstacles qui rendaient déjà si difficiles leur mariage et leur établissement vint s'ajouter encore que leur nombre dépassa sensiblement celui des hommes. Ce phénomène eut pour principales causes le grand nombre des guerres et des combats, le danger des voyages commerciaux, l'augmentation de la mortalité des hommes par suite de leurs dérèglements et de leur intempérance. Le genre de vie qu'ils menaient ne fit qu'accroître la proportion de cette mortalité au milieu des nombreuses maladies pestilentielles qui sévirent pendant tout le moyen âge. C'est ainsi que, de 1326 à 1400, on compta 32 années d'épidémie, de 1400 à 1500, 41, de 1500 à 1600, trente [1].

[1] Dr Karl Bücher : « La question des femmes au Moyen Age ». Tubingue.

Des bandes de femmes, saltimbanques, chanteuses, musiciennes, couraient les grands chemins, en compagnie d'étudiants et de clercs vagabonds, envahissant les foires, les marchés et tous autres lieux où il y avait fêtes et grand concours de peuple. Dans les armées de mercenaires, elles formaient des escouades spéciales, ayant leur propre prévôt. Selon leur beauté et leur âge, conformément aux idées corporatives du temps, on les attribuait à l'un des différents services de l'armée, en dehors duquel elles ne pouvaient, sous peine de châtiments sévères, se livrer à personne. Dans les camps, elles avaient, de concert avec les soldats du train, à faire le fourrage, la paille et les provisions de bois, à combler les fossés, les mares et les trous, à veiller à la propreté du campement. Dans les sièges, elles avaient pour mission de combler les fossés de la place avec des fagots, des fascines et des pièces de bois pour faciliter l'assaut ; elles devaient aider à mettre en position les pièces d'artillerie ou à dégager celles-ci quand elles restaient embourbées dans les chemins défoncés.

Pour venir en aide à la misère des nombreuses femmes laissées sans ressources, on créa dans beaucoup de villes des Hôtels-Dieu placés sous l'administration municipale. Les femmes y étaient défrayées, et tenues de mener une vie régulière. Mais ni le grand nombre de ces institutions, ni celui des couvents de femmes, ne permettaient de recueillir toutes celles qui demandaient du secours.

Comme, d'après les idées du moyen âge, aucune profession, si méprisable fut-elle, ne pouvait s'exercer sans réglementation spéciale, la prostitution reçut, elle aussi, une organisation corporative. Il y eut, dans toutes les villes, des maisons de femmes qui relevaient fiscalement soit de la cité, soit du seigneur, soit même de l'Eglise, dans les caisses respectives desquels tombait leur revenu net. Les femmes qui peuplaient ces maisons élisaient elles-même une matrone qui avait le soin de la discipline et du bon ordre, et veillait avec zèle à ce que les concurrentes n'appartenant pas à la corporation ne vinssent gâter le métier. Prises en flagrant délit de raccrochage, celles-ci étaient punies et pourchassées avec fureur. Les maisons de femmes jouissaient d'une protection particulière ; troubler la paix publique dans leur voisinage entraînait un châtiment d'une sévérité double. Les courtisanes réunies en corporation avaient aussi le droit de figurer dans les processions et dans les fêtes auxquelles les autres corporations prenaient surtout régulièrement part, et il arrivait fréquemment qu'elles étaient invitées à s'asseoir à la table des seigneurs et des magistrats.

Cela ne veut pas dire que, surtout dans les premiers temps, on ne poursuivit avec une extrême rigueur les filles de joie, sans toucher naturellement aux hommes qui les entretenaient de leur commerce et de leur argent. Que dire de Charlemagne qui édictait que la prostituée devait être traînée nue, à coups de fouet, sur le marché, alors que lui-même, l'empereur et roi « très chrétien », n'avait pas moins de six femmes à la fois !

Ces mêmes communes qui organisaient officiellement le service des bordels, les prenaient sous leur protection, et investissaient de privilèges de toutes sortes les prêtresses de Vénus, réservaient les châtiments les plus sévères et les plus barbares à la pauvre fille tombée et abandonnée. L'infanticide qui, de désespoir, tuait le fruit de ses entrailles, était, en règle générale, livrée à la mort la plus cruelle, tandis que pas un cri ne s'élevait contre le séducteur sans conscience. Il siégeait peut-être même parmi les juges qui prononçaient la peine de mort contre la pauvre victime. Et pareils cas se produisent aujourd'hui encore [1].

[1] Léon Richer, dans « la Femme libre », cite ce cas d'une servante condamnée à Paris pour infanticide par le propre père de son enfant, un avocat pieux et considéré, qui faisait partie du jury. Bien plus, cet avocat était lui-même le meurtrier, et l'accusée absolument innocente, comme l'héroïque le déclara à la justice, mais après sa condamnation seulement.

A Würzburg, au moyen âge, le tenancier d'une maison publique prêtait devant le Magistrat le serment d'être « fidèle et dévoué à la ville et de lui procurer des femmes. » Il en était de même à Nuremberg, à Ulm, à Leipzig, à Cologne, à Francfort et ailleurs. A Ulm, où les maisons publiques avaient été supprimées en 1537, les corporations réclamèrent en 1551 leur réouverture pour « éviter de plus grands désordres » ! On mettait des filles de joie à la disposition des étrangers de distinction, aux frais de la ville. Lorsque le roi Ladislas entra à Vienne en 1452, le Magistrat envoya à sa rencontre une députation de filles publiques, qui, vêtues seulement de gaze légère, montraient les formes corporelles les plus harmonieuses. Lors de son entrée à Bruges, l'empereur Charles-Quint fut salué par une députation de filles entièrement nues. Des cas semblables se présentaient assez fréquemment à cette époque, sans soulever grand scandale.

Des romantiques fantaisistes et des gens de calcul adroit ont entrepris de nous présenter le moyen âge comme particulièrement « moral » et animé d'une réelle vénération pour la femme. C'est surtout le temps des trouvères en Allemagne, de la fin du XIIe jusqu'aux XIVe siècle, qu'ils invoquent à l'appui de leur assertion. Le fameux « service d'amour » que les chevaleries française, italienne et allemande venaient d'apprendre à connaître chez les Maures en Espagne et en Sicile doit, parait-il, témoigner de la haute estime dans laquelle la femme était tenue à cette époque. Rappelons de suite, à ce propos, un fait. D'abord, la chevalerie ne constituait qu'une partie infime de la population, et par suite les « dames » étaient avant tout une minorité parmi les femmes ; ensuite une faible partie seulement de la chevalerie a pratiqué véritablement le service d'amour ; enfin la véritable nature de ce service d'amour a été fortement exagérée, est restée incomprise ou a été intentionnellement altérée. Le temps où fleurissait ce service d'amour fut aussi celui où la loi du plus fort sévit de la pire façon en Allemagne, où, tout au moins dans les campagnes, les liens de l'ordre étaient relâchés et ou la chevalerie se livrait au brigandage, à la rapine et au rançonnement. Il saute aux yeux qu'une pareille époque, toute à la violence la plus brutale, n'était pas de celles où pouvaient prédominer d'une façon particulière des sentiments de douceur et de poésie. Bien au contraire, elle contribua à détruire dans la mesure du possible le peu de respect dont jouissait encore le sexe féminin.

La chevalerie, dans les campagnes aussi bien que dans les villes, se composait en majeure partie de rudes et frustes compagnons dont la principale passion, après se battre et boire outre mesure, était la satisfaction effrénée de leurs appétits sexuels. Toutes les chroniques du temps n'en finissent pas de raconter les viols et les attentats dont la noblesse se rendit coupable, dans les campagnes comme plus particulièrement encore dans les villes où, jusqu'au XIIIe et au XIVe siècle, elle avait exclusivement entre les mains l'administration municipale, sans que les malheureux si odieusement traités eussent le moyen de se faire rendre justice. Car, à la ville, les hobereaux occupaient le banc des échevins et dans les campagnes on avait à compter avec le seigneur foncier, chevalier ou évêque, entre les mains de qui était la juridiction criminelle. Il est donc absolument impossible qu'avec de pareilles moeurs et de semblables habitudes, la chevalerie ait eu un respect particulier, de ses propres femmes et filles et les ait choyées comme une sorte d'êtres supérieurs.

A quelque degré que fût pratiqué le service d'amour - et il ne devait l'être que par une petite minorité d'hommes, sincèrement enthousiastes de la beauté féminine - il arrivait fréquemment aussi qu'il comptait parmi ses adeptes des hommes qui, comme Ulrich de Lichtenstein, n'étaient pas maîtres de leurs sens et chez lesquels le mysticisme et l'ascétisme chrétiens, unis à la sensualité native ou inculquée, aboutissaient à un genre tout particulier de célibat. D'autres, plus prosaïques, poursuivaient un but plus réel. Mais, en somme, le service d'amour fut la déification de l'amante aux dépens de la femme légitime, l'hétaïrisme tel qu'il est dépeint en Grèce au temps de Périclès transporté dans le monde chrétien. En réalité, la séduction mutuelle des femmes fut, dans la chevalerie du moyen âge, un service d'amour largement pratiqué, et les mêmes façons de faire se renouvellent aujourd'hui dans certains cercles de notre bourgeoisie.

Voilà pour le « romantisme » du moyen âge et sa haute estime de la femme.

Il n'est pas douteux que le fait de tenir publiquement compte des plaisirs sensuels tels qu'on les entendait au moyen âge, impliquait pour l'instinct naturel inné à tout être sain et mûr la reconnaissance du droit de se satisfaire, et cela constituait une victoire de la saine nature sur l'ascétisme chrétien. D'autre part, il faut toujours constater à nouveau que cette reconnaissance d'un droit et la faveur d'en user ne profitaient qu'à un seul sexe, que par contre ou traitait l'autre comme s'il ne pouvait et ne devait pas avoir les mêmes penchants, et que la moindre transgression des lois morales établies par le sexe masculin était punie de la façon la plus sévère. Le sexe féminin, constamment opprimé par l'autre et élevé par lui d'après un système spécial, s'est, par suite, si bien assimilé les idées de son maître, qu'il trouve cette situation parfaitement naturelle et dans l'ordre.

N'y a-t-il pas eu aussi des millions d'esclaves qui trouvaient l'esclavage une chose naturelle et ne se fussent jamais affranchis si des libérateurs n'avaient surgi de la classe même de leurs propriétaires ? Des paysans prussiens, affranchis du servage en exécution de la loi de Stein, après 1807, n'ont-ils pas pétitionné pour demander qu'on les y laissât, car, disaient-ils, « qui prendrait soin d'eux lorsqu'ils tomberaient malades ou seraient devenus vieux » ?

Et n'est-ce pas la même chose dans le mouvement ouvrier actuel ? Combien n'y a-t-il pas encore de travailleurs qui se laissent mener par le bout du nez par leurs patrons ?

L'opprimé a besoin d'incitations et d'encouragements, parce que la force d'une part, l'aptitude à l'initiative de l'autre, lui font défaut. Il en a été ainsi dans l'esclavage, le servage et la vassalité. Il en a été, il en est encore ainsi dans le mouvement prolétarien moderne ; il en est encore de même pour l'affranchissement et l'émancipation de la femme. Dans sa lutte pour son émancipation, la bourgeoisie était relativement bien placée pour réussir, et cependant ce furent des orateurs de la noblesse et du clergé qui lui frayèrent la route.

Quels qu'aient été les misères et les défauts naturels du moyen âge, il n'en est pas moins vrai qu'il y régna une saine sensualité que le christianisme ne parvint pas à comprimer, et qu'il resta étranger à cette pruderie hypocrite, à cette timidité, à cette lubricité sournoise de notre époque, qui font des façons, qui ont peur d'appeler les choses par leur nom et de parler naturellement des choses naturelles. Il ne connaissait pas davantage ces piquantes équivoques dont on enveloppe des choses que le manque de naturel et la pruderie entrée dans les moeurs ne permettent plus de nommer ouvertement, équivoques d'autant plus dangereuses que ce langage excite et ne satisfait pas, qu'il laisse tout soupçonner, mais n'exprime rien clairement. Nos conversations de société, nos romans, notre théâtre fourmillent de ces piquantes gravelures, et les résultats en sont visibles. Ce spiritualisme, qui n'est pas celui du philosophe transcendant, mais celui du roué, et qui se cache derrière le spiritualisme religieux, a de nos jours une force considérable.

La saine sensualité du moyen âge a trouvé dans Luther son interprète classique. Je n'ai pas affaire ici au réformateur religieux, que je juge autrement que Luther pris en tant qu'homme. A ce dernier point de vue, la nature vigoureuse et originale de Luther se détacha dans toute sa sincérité ; elle l'amena à exprimer sans ménagement, d'une façon frappante, son besoin d'aimer et de jouir. Sa situation d'ancien prêtre de l'Eglise romaine lui avait ouvert les yeux et lui avait appris, par l'expérience de son propre corps pour ainsi dire, à connaître dans la pratique ce que la vie des moines et des nonnes à de contre nature. De là ardeur à combattre le célibat des prêtres et des cloîtres. Ses paroles s'adressent encore aujourd'hui à tous ceux qui se croient permis de transgresser les lois de la nature et pensent pouvoir accorder avec l'idée qu'ils se font de la morale et des moeurs ce fait que les institutions de l'Etat et de la société empêchent encore des millions d'êtres d'accomplir leurs fins naturelles. Luther a dit : « Une femme, à moins d'être douée d'une grâce extraordinairement rare, ne peut pas plus se passer d'un homme qu'elle ne peut se passer de manger, de dormir, de boire et de satisfaire à d'autres nécessités de la nature. Réciproquement, un homme ne peut pas davantage se passer d'une femme. La raison en est qu'il est aussi profondément implanté dans la nature de procréer des enfants que de boire et de manger. C'est pourquoi Dieu a donné au corps et renfermé en lui les membres, les veines, les artères et tous les organes qui doivent servir à ce but. Celui donc qui essaie de lutter contre cela et d'empêcher les choses d'aller comme le veut la nature, que fait-il, sinon essayer d'empêcher la nature d'être la nature, le feu de brûler, l'eau de mouiller, l'homme de manger, de boire et de dormir ? »

Tandis que Luther reconnaissait ainsi la satisfaction de l'instinct sexuel comme une loi de la nature, et que par la suppression du célibat des prêtres et l'abolition des couvents, il accordait à des millions d'êtres la possibilité de satisfaire à cet instinct naturel, il n'en restait pas moins des millions d'autres exclus de ce droit. La Réforme fut la première protestation de la haute bourgeoisie en voie de formation contre son assujettissement au régime féodal dans l'Eglise, l'Etat et la Société ; elle cherchait à se délivrer des liens étroits dont l'enveloppaient les droits de contrainte, les droits de jurande et ceux du seigneur ; elle aspirait à centraliser l'organisation de l'Etat, à simplifier celle de l'église somptueusement dotée, à supprimer les sièges nombreux occupés par des fainéants, et demandait que ceux-ci fussent employés à des travaux utiles. Dès lors que de la sorte la forme féodale de la propriété et de l'industrie disparaissait, la forme bourgeoise devait prendre sa place, c'est-à-dire que, la protection corporative de petits cercles fermés n'existant plus, la lutte individuelle et libre devait se développer en pleine concurrence.

Luther fut, dans le domaine religieux, le représentant de ces efforts. Et s'il prenait fait et cause pour la liberté du mariage, il n'entendait que le mariage bourgeois, tel qu'il n'a été définitivement établi en Allemagne que dans notre siècle par la loi sur le mariage civil et les autres dispositions légales émanant du monde bourgeois qui s'y rattachent, notamment celles qui régissent la liberté d'établissement et la liberté industrielle. On verra plus loin dans quelle mesure la situation de la femme en fut améliorée. En attendant, les choses n'avaient pas été poussées si loin au temps de la Réforme. Si, en raison des mesures connues prises par la Réforme religieuse, le mariage fut rendu possible à nombre de gens, on poursuivit d'autre part avec la dernière rigueur l'union libre des sexes. Si le clergé catholique avait montré un grand relâchement à l'égard du libertinage, le clergé protestant de son coté, muni pour lui-même, ne le combattit qu'avec plus de fureur. On déclara la guerre aux maisons publiques, on ferma ces « cavernes de Satan ; » les prostituées furent pourchassées comme e filles du diable, et toute femme qui avait commis une « faute » fut attachée au pilori comme un modèle de toutes les perversités

Du joyeux petit citoyen du moyen âge qui vivait et laissait vivre sortit alors un bourgeois bigot, austère et sombre, qui « économisa » le plus possible afin que ses descendants, les gros bourgeois du XIXe siècle, pussent vivre d'autant plus largement et faire plus de prodigalités. Le bourgeois notable, avec sa cravate raide, son horizon borné, sa morale rigide, devint le prototype de la société.

La femme légitime, que la sensualité catholique du moyen âge ne satisfaisait pas depuis longtemps, se trouva en parfaite communion d'idées avec l'esprit puritain du protestantisme. Aucune amélioration ne se produisit pour cela dans le sort de la femme en général. La transformation que la découverte de l'Amérique et l'ouverture d'une route maritime vers les Indes orientales firent subir, spécialement en Allemagne, à la production, au capital et aux débouchés, ne tarda pas à déterminer une forte réaction dans le domaine social.

L'Allemagne cessa d'être le centre de la circulation et du commerce de l'Europe. L'Espagne, le Portugal, la Hollande, l'Angleterre, se faisant une concurrence acharnée, prirent la tête du mouvement, et l'Angleterre s'y est maintenue jusqu'à nos jours. C'est ainsi que tombèrent l'industrie et le commerce allemands. En même temps, la réforme religieuse avait ruiné l'unité politique de la nation. La réforme devint le manteau à l'abri duquel les princes allemands cherchèrent à s'émanciper du joug impérial ; ces princes essayèrent en même temps d'assujettir la noblesse, et, pour atteindre ce but, ils favorisèrent les villes en les comblant de droits et de privilèges de toutes sortes. De nombreuses villes, en raison des conjonctures toujours plus sombres, se mirent volontairement sous le pouvoir des princes. La conséquence de tout cela fut que la bourgeoisie, effrayée du recul de sa production, établit autour d'elle des barrières toujours plus hautes pour se protéger contre une concurrence désagréable. Elle s'en encroûta davantage, et s'en appauvrit de même. Les luttes et les persécutions religieuses qui s'étaient déchaînées depuis la Réforme dans tous les pays de l'Allemagne, et auxquelles les princes et seigneurs, tant protestants que catholiques, prenaient part avec une égale intolérance et un égal fanatisme ; les guerres de religion qui les suivirent, comme celle de la ligue de Smalkalde et la guerre de Trente Ans, contribuèrent à sceller pour des siècles les divisions, l'impuissance politique, la faiblesse et le dépérissement économiques de l'Allemagne.

Si, au moyen âge, de nombreuses femmes furent admises dans les différents corps de métiers, tant comme ouvrières que comme patronnes (il y eut, par exemple, des femmes exerçant la pelleterie à Francfort et dans les villes de la Silésie, la boulangerie dans les villes du Rhin moyen, la broderie d'armoiries et la ceinturonnerie à Cologne et à Strasbourg, la corroyerie à Brème, le tondage du drap à Francfort, la tannerie à Nuremberg, la filerie et le battage d'or à Cologne), on les en repoussa plus tard partout. Et, comme il arrive toujours, là où une situation sociale est en décadence, que ses défenseurs adoptent précisément les mesures qui aggravent encore le mal, on prit une peur ridicule de la surpopulation et on s'ingénia à réduire plus que jamais le nombre des existences indépendantes et des mariages. Quoique des villes jadis florissantes, comme Nuremberg, Augsbourg, Cologne, etc... eussent vu leur population décroître dès le XVIe siècle parce que le commerce et le trafic s'étaient cherché d'autres chemins ; quoique la guerre de Trente Ans eût dépeuplé l'Allemagne de la façon la plus épouvantable ; chaque cité, chaque corporation n'en eut pas moins grand'peur de voir augmenter le chiffre de ses membres. Et pourtant les choses n'allaient pas au mieux à cette époque, pour les compagnons. Les efforts des princes absolus devaient être aussi impuissants dans ce cas que l'avaient été, en leur temps, les lois faites par les Romains pour empêcher la dépopulation en récompensant le mariage. Louis XIV, pour avoir plus d'habitants en France et plus de soldats dans ses armées, accorda aux parents ayant dix enfants des pensions qui augmentaient encore lorsqu'ils en avaient douze ; son général, le maréchal de Saxe, alla plus loin, et lui proposa de n'autoriser les mariages que pour une durée de cinq ans. Cinquante ans plus tard, Frédéric le Grand écrivit dans le même esprit « Je considère les hommes comme une harde de cerfs vivant sur les domaines d'un grand seigneur et n'ayant d'autre obligation que de peupler et de remplir le parc [1]. » Frédéric a écrit cela en 1741. Plus tard, il a, par ses guerres dépeuplé ferme le « parc aux cerfs ».

[1] Dr C. Bücher : La question des femmes au moyen âge.

Dans de pareilles circonstances, la situation des femmes était la pire qu'on puisse penser. Exclues en grand nombre du mariage, considéré comme une « institution de refuge, » empêchées de satisfaire leur instinct naturel, tenues le plus possible à l'écart du travail par suite de la perturbation des conditions sociales et pour qu'elles ne pussent faire concurrence aux hommes qui avaient peur d'eux-mêmes, les femmes étaient obligées de vivre misérablement, dans la domesticitée, dans les travaux les plus vils et les plus mal rétribués. Mais comme l'instinct naturel ne se laisse pas étouffer et comme une partie du sexe masculin vivait dans des conditions analogues, le concubinage se pratiqua en masse, malgré toutes les tracasseries de la police, et le chiffre des enfants naturels ne fut jamais aussi élevé que dans ce temps où le « gouvernement paternel » des princes-despotes brillait dans toute sa chrétienne simplicité.

La femme mariée menait une vie rigoureusement retirée ; le nombre de ses obligations était si considérable que, ménagère consciencieuse, il lui fallait être à son poste du matin au soir pour remplir tous ses devoirs, ce à quoi il ne lui était possible d'arriver entièrement qu'avec l'aide de ses filles. Elle n'avait pas alors à accomplir seulement les travaux domestiques de chaque jour auxquels la maîtresse de maison bourgeoise a encore à vaquer aujourd'hui, mais une foule d'autres encore dont la femme est complètement débarrassée de nos jours, grâce au développement moderne de l'industrie et du commerce. Il lui fallait filer, tisser et blanchir la toile, faire la lessive et confectionner elle-même tous les vêtements sans exception, fondre le savon, plonger la chandelle et brasser la bière. A côté de cela, là ou la situation le permettait, il lui incombait encore les travaux d'agriculture, le jardinage, le soin des bestiaux et de la volaille. Bref, elle était une simple Cendrillon, et sa seule distraction consistait à aller à l'église le dimanche. Les mariages ne se faisaient jamais que dans le même cercle social ; l'esprit de caste le plus rigoureux et le plus grotesque dominait toutes les relations et ne souffrait aucune infraction. On élevait les filles dans le même esprit, on les tenait étroitement renfermées à la maison ; leur éducation intellectuelle était pour ainsi dire nulle et ne sortait pas du cadre des occupations domestiques les plus ordinaires. A tout cela s'ajoutait une vide et creuse étiquette qui devait tenir lieu d'éducation et d'esprit et qui donnait à la vie entière, à celle de la femme en particulier, la marche d'un treuil à tambour.

C'est ainsi que l'esprit de la réforme dégénéra en la pire des routines et que l'on chercha à étouffer chez l'être humain les instincts naturels et la vivacité de l'esprit sous un amas confus de règles de conduite et d'habitudes compendieusement expliquées, mais banales.

Une liberté qui avait été particulièrement concédée aux femmes des campagnes au moyen âge se perdit aussi après la Réforme. Notamment dans l'Allemagne du Sud et de l'Ouest, en Alsace, etc..., on avait coutume d'accorder chaque année aux femmes du peuple quelques jours pendant lesquels elles pouvaient rester à se distraire et à s'égayer entre elles seules, aucun homme n'ayant le droit de s'introduire au milieu d'elles, sous risque d'y être mal reçu. Dans cette naïve coutume se trouvait, sans même que le peuple s'en doutait, la reconnaissance de la servitude de la femme, à laquelle on voulait faire oublier son sort pendant quelques jours de l'année.

Chacun sait que les saturnales romaines et le carnaval du moyen âge qui leur a succédé avaient le même but. Durant les saturnales, le seigneur romain permettait à ses esclaves de se croire libres et de vivre à leur guise pendant quelques jours, après lesquels l'ancien joug leur était imposé à nouveau. La papauté romaine, qui avait l'oeil toujours ouvert sur les coutumes du peuple et savait les faire servir à son intérêt, continua les saturnales sous le nom de carnaval. L'esclave, le serf était son propre maître pendant les trois jours de carnaval, c'est-à-dire avant le commencement des longs jeûnes qui vont jusqu'à la semaine de la Passion. Il était permis au peuple de jouir jusqu'à la licence de tous les plaisirs qu'il avait à sa disposition, de persifler et de railler le plus grossièrement les ordonnances et les cérémonies civiles et religieuses. Le clergé lui-même se laissait aller à prendre part à ces mauvaises farces et à tolérer, à encourager même des profanations qui, en tout autre temps, eussent entraîné les expiations temporelles et spirituelles les plus sévères. Et pourquoi pas, du reste ? Le peuple qui, pendant un si court espace de temps, se sentait maître et s'en donnait à coeur-joie, était reconnaissant de la liberté qu'on lui avait accordée, ne s'en montrait que plus maniable et se réjouissait d'avance à l'idée de recommencer la fête l'année suivante.

Il en fut de même de ces fêtes de femmes, sur l'origine desquelles on ne sait rien de plus, mais où il a dû souvent se commettre des folies et des actes licencieux. L'esprit prosaïquement ascétique et puritain du temps qui a suivi la Réforme les a réprimées autant qu'il fut en son pouvoir. D'ailleurs la transformation des mœurs les fit graduellement disparaître.

Le développement de la grande industrie, l'introduction du machinisme, l'application de la technologie et des sciences naturelles aux questions de production, de commerce et d'échange, ont fait sauter tout ce qui survivait des vieilles institutions sociales. Le renversement d'une organisation vieillie et intenable pouvait compter comme accompli pour l'Allemagne, au moment où celle-ci arrivait à son unité politique et où la liberté du mariage faisait son entrée dans la loi avec la liberté industrielle et la liberté d'établissement [1].


[1] Des réactionnaires endurcis attendaient de ces mesures la perte de toutes moeurs et la ruine de toute morale. Le défunt évêque de Mayence, Ketteler, gémissait déjà en 1865, c'est-à-dire avant que les lois nouvelles eussent encore pris pied « que la destruction des obstacles actuellement apportes à la célébration du mariage équivaut au dénouement du lien conjugal, car désormais il sera possible aux gens mariés de se séparer selon leur bon vouloir. » Voilà une jolie façon d'avouer que les liens moraux du mariage actuel sont si faibles que la contrainte seule peut les maintenir.
Les circonstances présentes, c'est-à-dire d'une part l'augmentation rapide de la population amenée par le chiffre aujourd'hui naturellement plus élevé des mariages, d'autre part les inconvénients de toutes sortes, jadis inconnus, causés par un système industriel qui a pris sous l'ère nouvelle un développement gigantesque, ont fait réapparaître aux timorés le spectre de la surpopulation. Les économistes bourgeois, tant conservateurs que libéraux, tirent tous sur la même corde. Je montrerai à la fin de cet ouvrage, ce que signifient ces craintes et à quelles causes il faut les ramener. Le professeur A. Wagner est également du nombre de ceux qui sont malades de la peur de la surpopulation et qui réclament la limitation de la liberté du mariage, notamment pour les travailleurs. Il paraît que ceux-ci se marient trop tôt comparativement à la classe moyenne. Mais la classe moyenne se sert de préférence de la prostitution à laquelle ce serait renvoyer aussi les travailleurs que leur dénier le droit au mariage. Mais alors qu'on se taise donc aussi qu'on ne crie plus à la « ruine de la morale », et que l'on ne s'étonne pas si les femmes ayant les mêmes instincts naturels que les hommes, en cherchent la satisfaction dans des « relations illégitimes ».

Depuis plusieurs dizaines d'années déjà il avait été fait dans certains Etats de l'Allemagne des progrès accentués dans ce sens. Ainsi s'ouvrait une ère nouvelle, et en particulier pour la femme, en ce que sa situation, tant comme être sexuel que comme individu social, se modifiait. Les lois rendant le mariage plus facile permirent à un plus grand nombre de femmes de remplir leur fin naturelle ; les lois sur la liberté de l'industrie et de l'établissement élargirent considérablement leur champ d'action et les rendirent plus indépendantes vis-à-vis de l'homme. La situation de la femme s'est aussi sensiblement améliorée au point de vue juridique. Mais est-elle vraiment devenue libre et indépendante ? A-t-elle atteint le complet développement de son être, est-elle arrivée à la mise en action normale de ses forces et de ses facultés ?