Table des Matières . Préface
d'Albert Camus |
Alfred Rosmer Moscou sous
Lénine
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1922 I Le 3e Congrès de lInternationale communiste avait donné comme mot dordre aux partis communistes d " aller aux masses ", afin de conquérir la majorité de la classe ouvrière. On comptait prévenir ainsi le danger dun repli sectaire des partis communistes sur eux-mêmes, les mettre en garde contre des actions mal préparées. " Moscou " quon accusait parfois de méconnaître certains traits de la politique des nations démocratiques était mieux informé, suivait de plus près, comprenait mieux les changements, fondamentaux et secondaires, qui intervenaient dans la situation mondiale et dans celle de chaque pays. Au début de 1922, on constatait que les perspectives révolutionnaires sétaient éloignées ; une certaine hésitation se manifestait chez les ouvriers, tandis que la bourgeoisie, quasi moribonde à la fin de la guerre, avait repris suffisamment confiance en soi pour attaquer, et elle le faisait déjà avec quelque succès. Une tactique appropriée exigeait quon mît laccent sur les revendications immédiates des travailleurs ; grâce à elle, les partis communistes nauraient pas à craindre de rester isolés parmi la classe ouvrière ; ils auraient au contraire la possibilité de rassembler la grande majorité des prolétaires sur leur programme. Pour lapplication de cette tactique, le congrès navait formulé que des indications générales qui risquaient dêtre mal comprises, et même ignorées. Préoccupé de donner une suite pratique aux décisions du 3e Congrès, Lénine jugea nécessaire dindiquer une forme précise dapplication ; il appela la nouvelle tactique " le front unique du prolétariat " : loffensive de la bourgeoisie se heurterait désormais à lensemble des ouvriers que les scissions politiques et syndicales avaient dispersés. La tactique du front unique fut adoptée par le Comité exécutif de lInternationale communiste dans sa séance du 4 décembre 1921. Zinoviev lexpliqua et la justifia en un important discours, mais cest dans un article que Radek écrivit alors que lorigine et le sens de la tactique furent excellemment exposés. " Peu après le congrès de Halle, écrivait-il, la scission du Parti social-démocrate indépendant qui sensuivit et la formation dun Parti communiste allemand unifié, celui-ci adressa aux deux partis social-démocrates et à la Centrale syndicale une " Lettre ouverte " les conviant à une action commune pour la défense des intérêts immédiats de la classe ouvrière. La plupart des membres du Parti communiste trouvèrent cette tactique excellente, mais quelques militants du Parti, et même de lInternationale communiste en furent choqués. " Comment, après avoir fait la scission, après avoir traité ces hommes de traîtres au prolétariat, nous leur proposerions une action commune ! " On nétait pas moins choqué du caractère des revendications formulées dans la " Lettre ouverte ". On ny trouvait pas un mot sur la dictature du prolétariat. Dun ton raisonnable et modéré, elle évitait toute exagération de propagande... En présence de loffensive patronale, les masses considéraient toute nouvelle scission comme un crime. Les communistes devaient se rapprocher delles. Comment ? En affirmant la nécessité de la dictature du prolétariat ? Mais bien des ouvriers ne restaient-ils pas dans les partis social-démocrates parce quils avaient encore foi dans les anciennes méthodes ? Le seul moyen de se rapprocher de ces masses non communistes était donc de sinspirer de leur misère actuelle et de les soutenir dans leurs revendications immédiates. En assumant cette tâche le Parti communiste démontrerait, plus efficacement quil navait pu le faire jusqualors, la nécessité de combattre pour la dictature du prolétariat. Une fois déclenchée, en présence de la désagrégation actuelle du régime capitaliste, laction de grandes masses pour des augmentations de salaire compensant quelque peu la hausse incessante du coût de la vie, aboutirait à faire ressortir les antagonismes irréductibles du prolétariat et de la démocratie bourgeoise, et lurgence de revendications beaucoup plus énergiques, par exemple celle du contrôle ouvrier de la production. Elle obligerait en même temps les chefs social-démocrates et syndicaux à sorienter vers la gauche sous peine de faillite. Cela non pas dans la question de la dictature du prolétariat ou de la démocratie, où il ne serait pas difficile de créer des équivoques, mais dans celle des heures de travail et du pain quotidien, autrement claire dans lesprit des travailleurs. " La résistance acharnée des chefs social-démocrates et syndicaux à la tactique du Parti communiste allemand fut la meilleure preuve de sa justesse. Il est vrai que le Parti communiste faisait un pas en arrière... Il est vrai que le Parti communiste se bornait à proposer une action sur la base des revendications les plus immédiates. Loin den être amoindrie, la force attractive du Parti en fut sensiblement accrue. Les social-démocrates réussirent à parer le premier coup, mais le Parti élargit et consolida ses positions dans les syndicats. Sa " Lettre ouverte " a réparé le préjudice que lui avaient causé les fautes commises pendant laction de Mars... Comme tout revirement tactique dun grand parti, celui-ci nest pas né des méditations théoriques de quelques hommes. Personne ne la inventé. Lorsquil fut proposé par le Comité central du Parti à une assemblée de représentants des sections, il savéra que déjà bon nombre dorganisations provinciales travaillaient dans ce sens. Cette tactique est née des besoins pratiques du mouvement allemand. On reconnut bientôt quelle répondait aussi aux besoins des autres pays. " Cette longue citation était nécessaire. Elle est précieuse parce quelle décrit exactement la signification dune tactique qui allait être par la suite, et pendant de longs mois, abondamment discutée. Notons seulement ici quelle navait rien de commun avec ce " front populaire " qui sera beaucoup plus tard une invention stalinienne, ni avec le " cheval de Troie " de Dimitrov (de même fabrication) simple modèle dinfiltration chez lennemi. Le front unique se donne ouvertement et franchement pour ce quil est : un moyen de rassembler la classe ouvrière en partant de ses revendications immédiates, mais sans dissimuler le but final qui est la révolution socialiste, vers lequel conduira la tactique par le développement normal du mouvement, ranimant dans la classe ouvrière la confiance en soi et la foi révolutionnaire. Si elle est une menace pour les chefs réformistes, elle ne lest que pour ceux qui sont définitivement ralliés à la collaboration avec la bourgeoisie, pour ceux qui veulent aujourdhui maintenir laction ouvrière dans les cadres du régime et de lEurope non viable de la paix versaillaise, après avoir accepté de diviser les ouvriers en alliés et en ennemis pendant la guerre. Ceux-là, le front unique aiderait à les démasquer, mais ce ne serait jamais quun résultat secondaire et accessoire de la tactique. La tactique du front unique fut fort mal accueillie par les dirigeants des partis social-démocrates et par ceux des syndicats réformistes ; ils la dénonçaient tantôt comme un recul de lInternationale communiste, donc comme un aveu de faiblesse ; tantôt comme une manuvre ; toujours avec la même aigreur. Leur hostilité ne pouvait surprendre. Ce qui surprit davantage fut la réponse que donnèrent les partis communistes à lappel de lInternationale. En dehors de sa vertu propre, la tactique eut, à lintérieur même de lInternationale, un effet important mais imprévu ; elle agit à la manière dun réactif, qui arrachant les façades, mit à nu létat véritable des partis communistes, plus particulièrement de leurs directions. Dans quelle mesure ces nouveaux partis, de formation différente, à peine vieux de deux années, étaient-ils en fait des sections dune Internationale, des secteurs dun grand et même parti, ayant même programme et activité identique ? On avait insisté sur le caractère distinctif de la nouvelle Internationale : un parti fortement centralisé, discutant ses problèmes en des congrès réunis chaque année, et plus souvent si cétait nécessaire, où les débats étaient prolongés et libres, mais où les décisions prises devenaient la règle pour tous. Rien de commun avec la 2e Internationale où chaque parti restait libre dagir à sa guise. Le mépris quon éprouvait pour cette Internationale de trahison laissait penser que tous ceux qui venaient à la 3e Internationale étaient daccord sur cette conception fondamentale. La tactique du front unique, dès le moment où elle fut soumise aux partis communistes, montra quil nen était rien. Les réactions quelle provoqua furent diverses ; elles allèrent de lapprobation avec réserves - la tactique était inopportune - jusquau rejet absolu ; elle était alors dénoncée comme un recul, une répudiation du communisme. En Allemagne où elle avait reçu sa première application, où le Parti avait une bonne base ouvrière, et où subsistait linfluence du spartakisme, de Rosa Luxembourg et de Karl Liebknecht, elle se développa sans trop de heurts. Elle suscita cependant une opposition active et bruyante, surtout à Berlin, dont on entendait au dehors les échos. La position la plus originale à légard du front unique fut celle du Parti communiste italien. Sa formation avait été elle aussi originale, différente de celle des autres partis communistes ; il navait pas été coulé dans le même moule. Aucun des anciens chefs du Parti socialiste ne se trouvait dans sa direction, tout entière aux mains des bordiguistes, en tout cas nettement dominée par eux. Entièrement libérés de toute tendance de droite et du centre, Bordiga et les communistes qui étaient autour de lui marquèrent de leur empreinte le programme et lactivité du Parti. Ils étaient jeunes, instruits, brillants, mais en marge ou au-dessus du mouvement ouvrier. Pour eux, le Parti communiste était la troupe de choc de la révolution et sa direction en était le grand état-major. Aussi crurent-ils pouvoir répondre facilement à lappel de lInternationale. Front unique dans les syndicats ? Nous navons rien contre ; des contacts peuvent sétablir entre dirigeants syndicaux communistes et réformistes en vue dactions communes pour leurs revendications. Mais pour le Parti, rien de cette sorte ; il doit préserver jalousement sa pureté révolutionnaire ; il ne peut se commettre avec les vieux leaders socialistes quil a éliminés. Cest à lintérieur du Parti communiste français que le remous fut le plus profond. Le front unique mit le parti en état de crise. La quasi-totalité de sa direction le déclara inacceptable ; elle vit là une occasion de se dresser ouvertement contre la direction de lInternationale communiste. Le parti incontestablement le moins communiste se montrait le plus exigeant. Lexamen de la composition de sa direction permettait de déceler aisément ce que cachait ce paradoxe. Elle comprenait surtout des journalistes, des députés, plusieurs dentre eux venant du vieux parti ; elle était faiblement liée au mouvement syndical ; chez les plus sincères il y avait beaucoup de verbalisme ; la grande majorité de ses membres supportait mal les critiques de lInternationale communiste. La tactique allait leur permettre, pensaient-ils, de prendre une aisée revanche, dans un débat où ce seraient eux qui dénonceraient l " opportunisme " et lincohérence de la direction de lInternationale communiste. La presse du parti chargea à fond ; nul exposé honnête de la tactique mais des critiques de tout genre, ironiques ou indignées. Le Comité directeur se réunit pour en discuter. La résolution adoptée ne se bornait pas à déclarer " impossible " lapplication de la tactique en France ; elle " estimait " quelle présentait pour lInternationale des " dangers contre lesquels des garanties devaient être prises ". Assuré ainsi de recevoir une large approbation, le secrétaire du parti, Frossard, convoqua une conférence extraordinaire des secrétaires fédéraux. Elle se tint à Paris le 22 janvier 1922. Il y avait dans le parti une tendance de gauche, comprenant surtout les nouvelles recrues, sincèrement attachée et dévouée à la Révolution russe ; cest elle qui avait imposé ladhésion à lInternationale communiste, et elle était toujours disposée à approuver ses décisions ; cette fois elle le fit sans enthousiasme. Cependant un de ses membres monta à la tribune pour défendre la tactique que, lun après lautre, les secrétaires fédéraux condamnaient (46) ou approuvaient (12) mollement. Il le fit de telle façon que son intervention fut une véritable catastrophe. Cest lui, qui en cette occasion, lança la formule destinée à devenir célèbre : " plumer la volaille ". Il ne comprenait pas que le front unique provoquât tant démoi ; ce nétait expliquait-il quune habile manuvre permettant de dépouiller les partis socialistes et les syndicats réformistes de leurs adhérents quon arracherait un à un comme les plumes dun poulet. Comme on peut limaginer, la " volaille " ainsi prévenue, sagita, railla, cria, pour la plus grande joie de la galerie et la consternation des amis du candide "plumeur". Devant ce désarroi provoqué par l'incompréhension, réelle ou feinte, une discussion générale s'imposait. La direction de l'Internationale communiste avait, par avance, décidé de réunir un Comité exécutif élargi. Ces Comités élargis qui devinrent de pratique courante, étaient, en fait, de petits congrès. Aux membres réguliers du Comité exécutif se joignaient les délégations spécialement envoyées par les sections ; cela faisait une centaine de participants. Celui-ci tint séance du 21 février au 4 mars 1922, au Kremlin, dans la salle Mitrofanovsky, celle où sétait réuni le premier congrès qui, en mars 1919, avait proclamé la 3e Internationale. Les débats furent très intéressants ; le cadre et le caractère en excluaient toute rhétorique, tout bavardage ; il fallait être précis et capable davancer des arguments sérieux pour justifier les positions prises, les interprétations formulées, surtout les accusations lancées. Les Français, qui avaient été particulièrement agressifs, ne tardèrent pas à sen apercevoir. Ceux dentre eux qui étaient le plus disposés à une conciliation, au moins de forme, soutinrent la thèse que la tactique du front unique était, pour la France, sans objet. Ils affirmaient que les " dissidents " - cétaient ceux qui avaient quitté le parti après le vote dadhésion à la 3e Internationale - nétaient plus quun groupe minuscule ; ils navaient réussi quà emmener avec eux la grande majorité des députés ; leur journal navait quun faible tirage, " tandis que nous, avec lHumanité, nous touchons toute la classe ouvrière " ; et il en est de même dans les syndicats : la scission, voulue par les chefs réformistes, leur a été funeste. Il y avait quelque chose de vrai dans ces affirmations, mais le tableau était quand même bien trop optimiste. La scission syndicale, devenue définitive au début de lannée, avait pleinement démontré que Jouhaux et ses amis ne sétaient maintenus à la direction de la Confédération générale du Travail quau moyen de manuvres et de fraudes. Ils ne gardaient avec eux quun effectif restreint, non négligeable cependant. Et lunité du front prolétarien nen restait pas moins nécessaire car elle permettait, de surcroît, de ramener au syndicat et dans laction les ouvriers qui, impatientés et découragés, avaient quitté les organisations syndicales ; on en comptait déjà plus dun million. Les irréductibles formaient un groupe hétéroclite qui manifestait un gauchisme inconsistant, surtout verbal. Ils furent bien embarrassés quand Trotsky - cest lui qui avait été chargé du rapport - montra, par des citations prises dans leurs articles, écrits à Paris mais quils navaient pas le courage de reprendre à leur compte à Moscou, que leur soi-disant intransigeance révolutionnaire ne révélait rien dautre que leur détachement - volontaire ou non - du mouvement ouvrier, une interprétation erronée de la tactique proposée, et une hostilité foncière à légard de lInternationale communiste. Les Italiens leur apportèrent un secours quils nauraient pu espérer ; leur position, on la vu, était tout autre. Ils ne se plaignaient jamais, eux, de la " dictature de Moscou " - ils auraient plutôt souhaité quelle fût renforcée. Bordiga nétait pas venu. Cétait Togliatti - il sappelait alors Ercoli - qui dirigeait la délégation. Il avait sans doute des instructions formelles car il résista aux attaques qui lassaillirent de toutes parts. La délégation russe fit, contre lui, donner Lounatcharsky ; il nétait encore jamais intervenu dans les congrès de lInternationale communiste, mais il parlait italien avec aisance et put ainsi sadresser aux Italiens dans leur langue. Ercoli y resta insensible, et il consentit même, en conclusion des débats, à signer une déclaration commune avec les Français. La résolution adoptée par le Comité constatait que les débats avaient montré que la tactique du front unique ne signifiait nullement un affaiblissement de lopposition au réformisme ; elle continuait et développait la tactique élaborée au 3e congrès de lInternationale communiste, donnait une application précise à son mot dordre : " Aller aux masses. " Le bureau du Comité était chargé darrêter, en collaboration avec les délégations, " les mesures pratiques qui devraient être prises sans délai, dans les pays respectifs, pour lapplication de la tactique, laquelle, cela va sans dire, doit être adaptée à la situation de chaque pays ". La minorité fit une déclaration ; aux Italiens et aux Français sétaient joints les Espagnols (les délégués du parti venus de Madrid qui, pourtant, ne pouvaient prétendre comme les Français navoir devant eux quun parti socialiste et des syndicats squelettiques). Elle sinclinait devant la décision de la majorité, concluant par ces mots : " Vous pouvez être assurés que, dans cette occasion comme dans toute autre, nous demeurons disciplinés et fidèles aux résolutions de la 3e Internationale. " * * * Le Comité exécutif ne se borna pas à discuter cette question de tactique. Son ordre du jour en comportait plusieurs autres, et il eut, en outre, à soccuper dune question intérieure du Parti communiste russe. Il avait été saisi, par une lettre signée de 22 membres appartenant à lOpposition ouvrière, de la situation faite à leur tendance. Sils avaient décidé, écrivaient-ils, de sadresser au Comité exécutif de lInternationale communiste, cétait précisément parce que la question du front unique devait y être discutée, ajoutant : " Partisans du front unique tel quil est interprété par les thèses de lInternationale communiste, nous en appelons à vous avec le désir sincère den finir avec tous les obstacles mis à lunité de ce front à lintérieur du Parti communiste russe... Les forces coalisées de la bureaucratie du parti et des syndicats abusent de leur pouvoir, et ignorent les décisions de nos congrès ordonnant lapplication des principes de la démocratie ouvrière. Nos fractions, dans les syndicats, et même dans les congrès, sont privées du droit dexprimer leur volonté pour lélection des comités centraux... De pareilles méthodes conduisent au carriérisme, à la servilité. " Parmi les signataires quelques-uns étaient de très vieux membres du Parti - deux depuis 1892 - presque tous antérieurement à 1914. La lettre fut envoyée pour étude et enquête à une commission dont faisaient partie Clara Zetkin, Cachin, Terracini. Dans une résolution prise à lunanimité, elle déclarait " ne pouvoir reconnaître fondés les griefs des 22 camarades ; les dangers quils signalent nont jamais été ignorés de la direction du Parti communiste russe, et le meilleur moyen de les combattre est de demeurer et dagir en militants disciplinés à lintérieur du Parti ". Cest Cachin qui fut chargé de la rapporter devant le Comité. Le choix nétait certainement pas heureux ; nul homme nétait moins qualifié que lui pour réprimander et conseiller de vieux révolutionnaires russes ; il était bien connu pour ses accointances, au début de la première guerre mondiale, avec Mussolini, pour son bas chauvinisme, ses attaques contre le bolchévisme, sa remarquable disposition à suivre le courant. Chliapnikov, qui avait vécu et travaillé en France, vit dans ce choix une injure supplémentaire. Quittant le Comité avec moi, il me dit avec colère : " Vous navez pas pu trouver mieux que cette chiffe pour nous condamner ! " * * * Trois années de guerre impérialiste et trois années de guerre civile avaient accumulé les ruines. La Russie des soviets venait à peine de pouvoir entreprendre la reconstruction dun pays dévasté, et de rassembler ses ressources pour organiser son économie de paix quune nouvelle calamité sabattit sur elle. Une sécheresse exceptionnelle qui avait commencé dès le printemps et persisté tout lété avait anéanti les récoltes. Un soleil implacable brûlait toute végétation. En tout temps les conséquences dun tel fléau auraient été terribles ; venant après six années de destructions, ce fut un immense désastre ; la famine ravagea des régions entières. Elle nétait pas chose inconnue en Russie ; elle avait sévi à plus dune reprise sous le régime tsariste, la dernière datant de 1891. Cela nempêcha pas les ennemis des soviets den rendre responsables les bolchéviks - ce qui leur fournissait, de surcroît, un argument pour rester sourds aux appels que la République soviétique adressait au monde, sollicitant laide de tous ceux qui avaient conservé le sens dune solidarité humaine. Ils nétaient pas les plus nombreux. Les hommes qui avaient compté sur les interventions armées pour abattre le régime et qui avaient échoué se réjouissaient ; ils voyaient dans la famine une alliée tardive qui leur apporterait leur revanche. Même chez ceux que la haine naveuglait pas et qui guettaient simplement le moment où les soviets seraient contraints de traiter avec lOccident aux conditions imposées par lui, on parlait ouvertement de " Russie agonisante ". Cest ainsi que lEurope nouvelle publiait un grand article sous le titre " LOccident en face de la Russie agonisante ". Lauteur, après avoir affirmé que le monde occidental voudra vaincre le fléau, ajoutait : " Un plan densemble doit être envisagé. LOccident irait en Russie comme lexplorateur va aux confins des colonies, avec du matériel de chemin de fer, des équipes sanitaires, du petit outillage. Alors seulement son uvre sera durable. Des garanties seront à exiger. Evidemment. " En clair, cela signifiait coloniser la Russie. Mais ces gens étaient trop pressés. La Russie des soviets fut cruellement meurtrie mais elle ne fut pas à lagonie. Elle avait déjà traversé de dures épreuves ; celle-ci était plus douloureuse que les précédentes : elle en sortit mutilée dans la chair de ses enfants. II Crise économique mondiale - Lloyd George propose une conférence - Cannes La Russie des soviets avait ses difficultés intérieures. LInternationale communiste se construisait non sans heurts ; cétait trop naturel. Mais, dans ces premières années de paix, les grandes puissances ne trouvaient pas non plus devant elles une route unie. Après la courte période de prospérité factice qui avait suivi, chez les Alliés, la cessation des hostilités, une crise économique se développait, plus ou moins sévère selon les pays. La nouvelle Europe, telle quelle était sortie des traités, offrait à la France la possibilité de redevenir la grande puissance du continent. La possession du minerai de fer de Lorraine lui permettait de poser ses conditions à lAllemagne pour obtenir lindispensable charbon de la Ruhr ; la Petite Entente - Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Roumanie - et la Pologne, bloquant une Allemagne amputée, garantissant sa sécurité en même temps que par elles, son hégémonie, politique et économique dans lEurope centrale et dans les Balkans était hors de conteste. Mais la bourgeoisie française nétait plus de taille à assumer un tel rôle ; soit que la saignée de la guerre - 1.500.000 morts - lait trop affaiblie, soit quelle ne trouvât plus en elle la vigueur et lélan nécessaires aux grandes entreprises, elle dédaigna les vastes desseins pour shypnotiser sur une revanche, entêtée et stupide, contre lAllemagne. Ses nationalistes professionnels étaient incapables de penser en termes autres que revendications territoriales : Alsace-Lorraine, Sarre, Rive gauche du Rhin où ils essayèrent vainement de faire surgir des " quislings ". Et, avant tout, " lAllemagne devait payer ". Quelques déclarations faites à Robert de Jouvenel par des personnages très différents sont instructives. Dabord celle de Rathenau : " Les Français ne veulent pas dun tel système [participation de lAllemagne à de grands travaux entrepris en commun]. Ce sont de petits boutiquiers qui vivent dans la terreur de voir réaliser, fût-ce à leur profit, une grande entreprise où les entrepreneurs auraient lair de gagner de largent. " (La politique daujourdhui, p. 219.) Puis celle de Barrès, littérateur et président de la Ligue des patriotes : " On a voulu forcer notre développement industriel, tourner le meilleur de notre activité vers lexpansion économique. On fausse ainsi le bonheur français. " (Id., p. 68.) Enfin celle de Tardieu qui ne manque pas de surprendre : " Ces problèmes sont avant tout moraux. " (Id., p. 82.) " Notre groupement de forces naturelles, cest la Petite Entente, cest lItalie et cest la Belgique. " (Id., p. 86.) Cette politique bornée vouait à léchec les conférences fréquentes dans lesquelles les Alliés tentaient de résoudre les problèmes de laprès-guerre ; la France sy trouvait invariablement isolée, en opposition à lAmérique qui lui rappelait ses dettes, à lAngleterre anxieuse de voir renaître les grands échanges commerciaux nécessaires à son économie ; à lItalie qui lui disputait la Syrie que les Alliés lui avaient concédée à Londres, en mai 1915, pour prix de son entrée en guerre à leur côté. Menacée dune énorme armée permanente de chômeurs, lAngleterre simpatientait ; elle proposa la tenue dune Conférence à laquelle toutes les nations seraient invitées pour étudier la reconstruction de léconomie européenne. Une réunion préparatoire eut lieu à Cannes. Il y eut, vers la fin, un coup de théâtre : Briand - il était alors président du Conseil - fut soudain rappelé à Paris et contraint de démissionner. En son absence, Millerand et Poincaré avaient organisé une intrigue contre lui. Poincaré revint au pouvoir, prit les Affaires étrangères, et fit de Barthou son second, comme vice-président du conseil. Briand avait réalisé un étonnant tour de force en gouvernant pendant près dune année avec la Chambre nationaliste du Bloc national. Poincaré aurait voulu quon posât des conditions à ladmission de la Russie à la Conférence. Et, là encore, il mettait au premier rang la question dargent ; comme lAllemagne, la Russie devait payer, payer les dettes de lancien régime, payer les dettes de la guerre, et encore les sommes déboursées par la France pour le soutien des entreprises contre-révolutionnaires et lappui donné à leurs généraux malheureux. Un journal libéral anglais, The Daily News, demanda alors à Poincaré sil était disposé à donner à ses créanciers anglais et américains les garanties quil exigeait de la Russie soviétique. En conclusion de la réunion de Cannes, la Russie des soviets fut officiellement invitée à participer à la Conférence internationale qui allait être convoquée au mois de mars à Gênes. Radek souligna la signification du revirement de la politique des grandes puissances à légard de la Russie et son importance : elles reconnaissaient implicitement le fiasco définitif des campagnes contre-révolutionnaires. " Incapables de la vaincre par les armes, les gouvernements bourgeois étaient contraints de tolérer la Russie des soviets et de chercher à commercer avec elle. " Ce que le Temps, de son côté, devait reconnaître en écrivant ces lignes mélancoliques : " Malgré ses crimes, le régime défend lindépendance de la nation et parle au nom du peuple russe. " * * * Si le président Wilson avait pu faire triompher ses vues, il y aurait eu une conférence générale, avec participation des bolchéviks, peu après la fin de la guerre, au début de 1919. La proposition quil en fit se heurta à lhostilité de Pichon, ministre des Affaires étrangères de Clemenceau qui, au lieu de vouloir conférer avec les bolchéviks méditait de les renverser par des interventions armées. Mieux informé et plus clairvoyant que ses antagonistes, Wilson tentait vainement de leur faire comprendre que le bolchévisme ne pourrait être vaincu par les armes. Il trouva un appui en Lloyd George qui, à cette époque, pouvait craindre un mouvement révolutionnaire en Angleterre ; pour sauver la face, celui-ci déclara que les bolchéviks ne devraient pas être mis sur le même pied que les autres membres de la conférence mais seraient appelés " suivant la coutume des invitations que lEmpire romain adressait aux chefs des Etats voisins, ses tributaires, pour rendre compte de leurs actions ". Finalement les bolchéviks furent invités, mais non comme " tributaires ", ce qui eût été passablement ridicule. La conférence devait se réunir dans une île de la mer de Marmara, Prinkipo. Mais elle neut pas lieu ; les représentants des soi-disant gouvernements russes autres que les bolchéviks refusèrent de se rencontrer avec les bolchéviks, et il suffit à Clemenceau de gagner du temps pour que lidée même de la conférence fût abandonnée. III Les délégués des III Internationales à Berlin Ainsi les grandes puissances étaient poussées par les difficultés de leur situation intérieure à essayer de résoudre le problème fondamental de la reconstruction de léconomie européenne et même mondiale. Mais les organisations ouvrières navaient-elles rien à dire ? Allaient-elles laisser une fois encore les représentants des puissances capitalistes agir seuls ? En conclusion de leurs conférences, ils navaient réussi quà désarticuler léconomie de lEurope ; constatant leur échec, ne seraient-ils pas tentés de reconstruire cette économie aux dépens de la classe ouvrière ? LUnion internationale des partis socialistes, quon appelait lInternationale deux et demie, parce quelle se situait entre la deuxième et la troisième, ne le pensa pas ; elle prit linitiative de provoquer une Conférence des représentants des trois Internationales qui se tiendrait en même temps que la Conférence internationale des puissances (cétait le dirigeant socialiste danois Stauning qui avait fait la suggestion) en suivrait les travaux, élaborerait parallèlement son propre programme de reconstruction de lEurope. Après des réunions préparatoires à Berne, et à Innsbruck, une " Union internationale des partis socialistes " avait tenu sa première Conférence à Vienne, du 22 au 27 février 1921. Son programme reposait sur " la lutte révolutionnaire des classes " ; il proclamait la nécessité de défendre la Russie soviétique et dengager une action générale contre les excès impérialistes de lEntente, " but qui ne pourra être atteint par le prolétariat international sil ne se rassemble pas sur la base des principes du socialisme révolutionnaire, avec la volonté inébranlable de poursuivre la lutte, et sil ne regroupe pas toutes ses forces en une puissante organisation internationale ". Cette organisation ne pouvait être la 3e Internationale " parce quelle prétend soumettre tous les partis à un comité tout-puissant ". Moins encore " la soi-disant 2e Internationale " parce quelle est " incapable de réunir dans son sein les forces vives du prolétariat " et quelle " nest plus désormais quun obstacle à lunité socialiste internationale ". LUnion comprenait, à sa fondation, les partis social-démocrates dAutriche, de Yougoslavie, de Lettonie, de Russie (menchéviks), les Indépendants dAllemagne, les partis socialistes de France, des Etats-Unis, lIndependent Labour Party de Grande-Bretagne, le Parti socialiste allemand de Tchécoslovaquie, une fraction du parti socialiste suisse, lorganisation socialiste juive " Poalé-Zion ". Elle affirmait nêtre pas une Internationale, mais une " Union qui sera le moyen den constituer une ". Les partis socialistes quelle groupait étaient ceux qui navaient pas voulu rejoindre la 2e Internationale ; ils estimaient ne pouvoir aller à Moscou mais refusaient de se retrouver avec les partis des Noske, des Scheidemann, des Vandervelde et des Henderson ; ils les critiquaient très fermement et très pertinemment, et cependant, en fin de compte, ils se mêlaient à eux chaque fois quune importante décision simposait. Ils parlaient bien et agissaient mal ou pas du tout : cétait la stratégie personnelle du leader menchéviste Léon Martov. Le Comité exécutif élargi, ayant pris connaissance de linitiative de lInternationale de Vienne, décida de la seconder et accepta denvoyer une délégation à la réunion projetée. Il ajoutait quil proposerait, pour sa part, de faire participer à la conférence toutes les confédérations et centrales syndicales, tant nationales quinternationales, la Fédération syndicale internationale dAmsterdam, lInternationale syndicale rouge, la Confédération Générale du Travail, lUnion syndicale italienne, lAmerican Federation of Labor, les organisations anarcho-syndicalistes, les I.W.W., les comités dusine. Il proposait également dajouter à lordre du jour " la préparation de la lutte contre de futures guerres impérialistes ; la reconstruction des régions dévastées ; la révision des traités impérialistes de Versailles et autres lieux. Dans ce vaste domaine la tactique du front unique simposait ". Les capitalistes du monde entier, disait la résolution du Comité exécutif, sont passés à une offensive systématique contre la classe ouvrière. Partout les salaires sont réduits, la journée de travail allongée, la misère des chômeurs saggrave. Le capitalisme essaie de mettre sur les épaules de la classe ouvrière le fardeau des conséquences financières et économiques de la boucherie mondiale. " La 2e Internationale ayant également accepté la proposition de lUnion de Vienne, la réunion fut convoquée pour le 2 avril à Berlin. La délégation de lInternationale communiste eut à sa tête Radek et Boukharine, pour lI.C. et pour le Parti communiste russe ; Vouyovitch représentait lInternationale des Jeunesses communistes ; Clara Zetkin, le Parti communiste allemand ; Bordiga et Frossard étaient convoqués et devaient se rendre directement à Berlin pour y représenter le Parti italien et le Parti français ; Sméral vint de Prague ; javais, pour ma part, le mandat de lInternationale syndicale rouge. La fraction parlementaire social-démocrate allemande avait mis à notre disposition la vaste salle dont elle disposait au Reichstag pour ses délibérations. Les délégués se groupèrent autour de tables en forme de T. Fritz Adler, qui présidait, était au centre avec les délégués de lUnion de Vienne, tandis que, dans les travées perpendiculaires, se trouvaient, dune part, les représentants de la 2e Internationale, et, à lextrémité opposée, fort loin les uns des autres, les délégués de la 3e Internationale. Adler prononça le discours optimiste douverture, puis Clara Zetkin donna lecture de la déclaration que, selon les instructions du Comité exécutif, elle devait soumettre à la Conférence au seuil de la discussion ; cétait un commentaire explicatif de la résolution adoptée au Comité exécutif. La 2e Internationale a encore de gros bataillons : la social-démocratie allemande, le Labour Party ; un parti de moindre importance numérique, le Parti Ouvrier belge, mais ses leaders sont : Vandervelde, De Brouckère, Huysmans, président et secrétaire de la 2e Internationale avant 1914. Cest Ramsay MacDonald qui prend le premier la parole en son nom. Le ton du discours est modéré, un peu dun prêche, guère encourageant cependant car il veut poser des conditions à la présence de lInternationale communiste et à la continuation des travaux. LInternationale communiste, dit-il, doit renoncer aux attaques dirigées contre les chefs des partis de la 2e Internationale ; elle doit abandonner la pratique du noyautage ; enfin les socialistes emprisonnés en Russie doivent être libérés. Puis Wels, qui fait alors figure de leader de la social-démocratie allemande, et Vandervelde parlent dans le même sens, ce dernier sopposant, en outre, à linscription à lordre du jour de la révision du Traité de Versailles. " Nous risquerions, dit-il, de faire le jeu de Stinnes. " Radek souligne le caractère insolite de ces prétentions. Nous avons répondu à lappel de Vienne ; nous ne posons de conditions à personne ; nous ne sommes préoccupés que dorganiser la défense des travailleurs contre loffensive capitaliste ; mais " si vous voulez une conférence de polémiques et de discussions, nous sommes prêts ; seulement notre rencontre deviendra sans objet ". La vivacité, même la brutalité des polémiques nétait pas une nouveauté ; elles avaient été fort vives déjà dans les partis de la 2e Internationale ; en Allemagne contre Bernstein et ses partisans révisionnistes ; en France, pendant laffaire Dreyfus, puis lors de lentrée de Millerand au ministère, les guesdistes assaillaient dinjures souvent grossières leurs adversaires ; au congrès qui se tint la veille de la première guerre mondiale, Guesde accusa Jaurès de " haute trahison socialiste ", parce quil avait donné son approbation à la motion Keir Hardie-Vaillant préconisant la grève générale contre la guerre. Quant au noyautage, les réformistes navaient jamais hésité à le pratiquer quand ils le jugeaient nécessaire pour défendre leur politique, mais ils le pratiquaient sans lavouer. Quand le président lève la séance, on peut voir Serrati en conversation très animée avec Otto Bauer. Serrati est mal à laise dans le Parti socialiste italien, amputé de toute son aile gauche ; il est maintenant très isolé, et il regarde toujours du côté de Moscou ; on dit de son petit groupe que cest lInternationale deux trois-quarts. Au moment où ils vont se séparer, Otto Bauer hausse la voix et on lentend dire à Serrati : " Je ne suis pas daccord avec vous ", sur un ton qui nadmet pas de réplique. Pendant une traduction, un petit vieillard, tout blanc et rose, sétait aventuré dans nos parages. Cétait Kautsky. Ceux dentre nous qui ne lavaient encore jamais vu étaient surpris ; ce nest pas ainsi quil se représentaient le " pontife " de la Neue Zeit davant 1914, défenseur de lorthodoxie. Radek rédigea seul la réponse définitive de notre délégation aux diverses motions soumises à la Conférence. Il semblait quil ne pouvait y avoir, entre nous, de désaccord. Il nous réunit pour nous en donner lecture avant de lenvoyer à Fritz Adler. Nous vîmes avec étonnement que, par ce texte, nous prenions des engagements sur une question qui nétait pas de notre compétence. En tant que délégués de lExécutif de lInternationale communiste nous étions tout à fait libres de nous prononcer sur les deux premières conditions et de les repousser. Sur la troisième, celle concernant les socialistes emprisonnés, cétait seulement le gouvernement soviétique qui avait qualité pour décider. Cest ce que fit observer Boukharine. Cétait lévidence même ; jappuyai ses remarques mais Radek aussitôt semporta et sadressant grossièrement à Boukharine qui, lui, avait été très amical, il dit, en jetant son dossier sur la table : " Puisque tu critiques ce que jai fait, charge-toi de la réponse. " On calma Radek qui reprit son texte, et il ny eut plus dès lors que Bordiga pour demander quil fût pris acte de ses réserves quant à la tactique du front unique ; son obstination, décidément irréductible, devenait de la manie. Comme il était trop facile de le prévoir, nous fûmes, à notre retour, blâmés par Lénine, " Nous avons payé trop cher " : cétait le titre de larticle dans lequel il formulait son appréciation de la Conférence et de ses résultats. " Quen faut-il conclure ? demandait-il. Dabord que les camarades Radek, Boukharine et les autres délégués se sont trompés. En résulte-t-il que nous devons déchirer laccord quils ont signé ? Non, ce serait une conclusion erronée. Il nous appartient de conclure que les diplomates bourgeois ont été, cette fois, plus habiles que les nôtres... La faute de Radek, Boukharine et autres nest pas grande ; dautant moins grande que nous risquons tout au plus que les ennemis de la Russie des soviets, encouragés par les résolutions de la Conférence de Berlin, norganisent, peut-être avec succès, deux ou trois attentats. Car désormais ils savent davance quils peuvent tirer sur les communistes avec un certain nombre de chances de voir ensuite une conférence, telle celle de Berlin, empêcher les communistes de tirer sur eux. " Laccord prévoyait la constitution dune commission de neuf membres - trois pour chaque Internationale - qui suivrait les travaux de la Conférence de Gênes et convoquerait ensuite un congrès ouvrier mondial. Les délégués de la 2e Internationale ne lavaient signé que pour la forme ; ils ne voulaient à aucun prix dun tel congrès ; ils avaient fixé définitivement leur choix : cest avec la bourgeoisie quils voulaient travailler. Ils manuvrèrent pour empêcher la commission de se réunir ; elle mourut sans quil fût besoin de constater son décès : elle navait jamais réellement vécu.
IV Il apparut assez vite que les participants à la Conférence trouveraient constamment devant eux, barrant la route, une France volontairement fermée à une saine conception de léconomie européenne. LAngleterre insistait ; elle avait plus que jamais besoin du rétablissement des grands échanges commerciaux : elle sortait, elle aussi, épuisée de la longue guerre et les fruits de la victoire étaient bien amers : avec ses alliés, elle avait abattu sa rivale continentale, mais cétait pour voir lAmérique lui ravir le rôle agréable et profitable darbitre quelle avait joué si longtemps à légard de lEurope. Elle était mieux disposée à voir la réalité, et ses hommes politiques sétaient toujours montrés capables dadaptation aux situations changeantes. LItalie, incapable également de donner du travail à une portion considérable de sa main-duvre, appuyait les tentatives daccord. Tout était inutile. La France prétendait imposer à la Russie des conditions draconiennes, pire que celles imposées à lAllemagne par le traité de Versailles ; elle la croyait si épuisée quelle serait contrainte de les accepter. Le résultat fut tout autre. Traitées en parias, lune parce quelle était lAllemagne et quelle était vaincue, lautre parce quelle était socialiste, lAllemagne et la Russie soviétique conclurent un accord, le traité de Rapallo. Les chauvins français étaient furieux ; leur défaite était complète. Les représentants des autres nations étaient irrités contre la France dont lentêtement et la sottise avaient empêché de réaliser même un minimum daccord. Radek se fit un malin plaisir de rappeler à Barthou, auteur dun livre sur Mirabeau, que le tribun de la Constituante avait dit un jour : " La souveraineté des peuples nest pas engagée par les traités que signent les tyrans. " LAmérique avait désavoué Wilson ; elle navait pas voulu entrer dans la Société des Nations ; mais elle ne se désintéressait pas des affaires européennes ni de la politique des Etats dEurope. Elle les suivait avec dautant plus dintérêt que la plupart de ces Etats étaient ses débiteurs, et elle ne tarda pas à manifester son mécontentement à légard de la France. Au début de janvier 1922, le sénateur MacCormick " invitait le secrétaire dEtat Hughes à renseigner lAssemblée sur les dépenses des pays européens qui doivent de largent aux Etats-Unis et sur les causes de leur déficit chronique ; notamment quelles sommes ces pays consacrent aux dépenses militaires, et quel est le montant des intérêts qui sont dus aux Etats-Unis par chacun de leurs débiteurs européens ". Et il déclarait : " Si la politique française a grandement isolé la France de ses alliés européens pendant les 14 derniers mois, cette même politique a stupéfait et désillusionné le peuple des Etats-Unis pendant ces dernières semaines. " * * * Les communistes avaient espéré que la conférence de Gênes faciliterait la formation dun front ouvrier international unique, provoquerait une mobilisation des organisations ouvrières et socialistes qui viendraient renforcer laction des délégués des soviets à la Conférence en posant devant le monde les bases, les seules possibles et solides, de la reconstruction de léconomie européenne. Il nen fut rien ; la classe ouvrière suivit la Conférence en spectatrice. En France les adversaires communistes du front unique, malgré les engagements quils venaient de prendre au Comité exécutif, accentuèrent leur campagne contre lInternationale communiste poussant le manque de scrupule jusquà enrôler Clara Zetkin dans leur troupe. Informée, la vieille militante avait protesté avec indignation ; mais sa lettre, publiée par lHumanité, fut loccasion dun redoublement dattaques contre lInternationale communiste. LInternationale syndicale dAmsterdam tenait dans le même temps une réunion à Rome ; elle se borna à une douteuse manifestation verbale : elle adopta une motion préconisant la grève générale contre la guerre. V Procès des socialistes-révolutionnaires Le procès des socialistes-révolutionnaires dont il avait été parlé à Berlin souvrit à Moscou le 23 mai. Clara Zetkin, écrivant au nom de la délégation de lInternationale communiste, le 8 mai, lannonçait à Fritz Adler en ces termes : " Je tiens à vous déclarer au nom de notre délégation, ce qui suit : 1° Les six défenseurs désignés dans votre lettre seront admis à ce titre au procès des socialistes-révolutionnaires, à Moscou. Seront admis de même les trois socialistes-révolutionnaires par vous mentionnés. Les gouvernement des soviets fera tout ce qui est en son pouvoir pour leur faciliter lentrée en Russie. Les voyageurs obtiendront les visas nécessaires à lAmbassade de Russie à Berlin. Le procès est fixé au 23 mai. Vous êtes prié de communiquer durgence cette date aux intéressés. 2° Notre délégation vous prie de bien vouloir communiquer aux délégués de la social-démocratie allemande à la commission des neuf ce qui suit : la liberté daction de notre délégation en Allemagne est restreinte par les autorités allemandes. Le ministre de lIntérieur de Prusse vient dinterdire au camarade Radek de prendre la parole en public à Dusseldorf alors quil accordait lautorisation ainsi refusée à M. Vandervelde, signataire du traité de Versailles. Le ministre des Affaires étrangères est allé plus loin encore en interdisant au camarade Radek de se rendre à Dusseldorf. 3° Un mandat darrêt vient dêtre lancé contre le secrétaire de notre délégation, Félix Wolf, sous linculpation de participation à laction de mars 1921. Nous attendons que les délégués de la social-démocratie allemande à la commission des neuf interviennent immédiatement avec toute lénergie requise pour faire rapporter ces mesures. Si lon sy refusait, notre délégation aurait à examiner léventualité dun transfert des réunions de la Commission des neuf, à Moscou, où les représentants de toutes les tendances jouiraient dune égale et intégrale liberté. " Pour permettre à la défense dorganiser son travail, la première audience fut renvoyée au 8 juin. Les défenseurs des accusés étaient Vandervelde, Rosenfeld, Theodor Liebknecht, Moutet, Wauters, et plusieurs avocats russes dont Jdanov, Mouraviev et Taguer. Lacte daccusation était accablant. Les socialistes-révolutionnaires, lorsquils eurent décidé de mener une guerre sans merci contre le régime soviétique, avaient cherché la collaboration et collaboré avec lamiral Koltchak, dans lOural, avec Dénikine dans le Sud, appuyant toutes les entreprises contre-révolutionnaires ; ils avaient sollicité et accepté laide des ambassades, se livrant, à leur instigation, à des sabotages criminels ; ils avaient organisé des attentats contre les dirigeants soviétiques ; ils étaient responsables, entre autres de lassassinat dOuritsky, de celui de Volodarsky, de lattentat contre Lénine. Toutes les accusations portées contre eux étaient si solidement établies quils ne pouvaient songer à les rejeter en bloc. Ils se défendaient néanmoins avec une extrême vigueur, soulevant des questions de procédure, contestant des détails secondaires. Et ils donnaient de leurs actes une justification générale : la guerre quils avaient déclarée au régime cétait leur riposte à la dissolution de lAssemblée constituante par les bolchéviks. Ils se présentaient en adversaires politiques, fermement décidés à ne rien renier de leurs idées. À Vandervelde, contestant dès labord limpartialité du tribunal, Piatakov - cest lui qui présidait le tribunal - avait répondu : " De tout temps les socialistes ont réfuté le grossier mensonge de limpartialité des tribunaux. Les tribunaux sont, dans les pays bourgeois, les organes de la vindicte des classes possédantes. En Russie soviétique, ils défendent les intérêts des masses ouvrières. Ils savent néanmoins examiner avec objectivité les causes qui leur sont soumises. " Je ne puis donner sur ce procès - le premier des procès politiques - des impressions personnelles. Javais dû rentrer à Paris avant quil commençât. Mais tous les témoignages sont concordants. Les accusés se défendirent avec une grande énergie tout au long des débats et ils eurent toute liberté de le faire. Sil était permis de contester leur capacité et de discuter leurs conceptions politiques, nul naurait songé à nier leur courage personnel, leur esprit de sacrifice, ni à nier, ou seulement oublier le passé historique de leur parti. Il nétait pas question de les avilir, encore moins de les contraindre à savilir eux-mêmes ; ils étaient devant le tribunal en pleine force, en possession de tous leurs moyens, ne cédant rien de leurs convictions. Celui qui faisait figure de chef était Gotz. Une déposition qui fit grande impression fut celle de Pierre Pascal. Appartenant à la mission militaire française, il avait pu voir de près les agissements souterrains de ses chefs en faveur de la contre-révolution. " Jai déchiffré moi-même, dit-il, un télégramme dans lequel il était question de lemploi du terrorisme. Jaffirme catégoriquement que la Mission française a encouragé les attentats commis en Russie. Quand le lendemain de lattentat contre Lénine, je me rendis à la mission, le général Lavergne vint à ma rencontre, un journal à la main. - " Avez-vous vu ce quon dit de nous ? " me demanda-t-il. - Je ne répondis rien. Il continua : " Je ne sais pas si Lockhart y est pour quelque chose, mais je ny suis pour rien. " Mais à voir lémotion de mon chef jeus limpression très nette que ses dénégations, dailleurs superflues en ma présence si elles avaient été sincères, sexpliquaient par la nervosité dun coupable. " (Correspondance internationale, 23 juin 1922.) Sur lattentat contre Lénine, voici comment sexprimait lorgane central du Parti, paraissant à Samara où se trouvait la majorité des membres du Comité central du Parti socialiste-révolutionnaire : " Châtiment et non vengeance ", cétait le titre de larticle. " Un coup terrible vient dêtre porté au pouvoir bolchévik-soviétique : Lénine est blessé ; le trop fameux président du " Sovnarkom " (conseil des commissaires du peuple) est éliminé pour quelque temps, sinon pour toujours (la balle ayant traversé le poumon). " Cest un coup porté au pouvoir des Soviets. Sans Lénine ce pouvoir est impuissant. Sans Lénine ce pouvoir est lâche et bête. " Quels sont donc les deux hommes qui ont tiré sur le chef de lEtat ouvrier et paysan ? Nous lignorons. Mais lacte sétant produit à lissue dune réunion ouvrière nous pouvons supposer que, comme Volodarsky, Lénine est châtié par des ouvriers. En tout cas, cest là le fait des milieux démocratiques. " Dans un article publié à la veille du procès Trotsky avait fait un bref historique du parti socialiste-révolutionnaire. Il écrivait : " Voici le parti socialiste-révolutionnaire de Russie de nouveau lobjet de lattention générale, mais cest tout autrement que pendant la Révolution de Février. Il arrive souvent que lhistoire évoque ainsi un parti ou un homme après lavoir enterré. En 1917 le Parti socialiste-révolutionnaire couvrit la Russie en quelques mois sinon en quelques semaines ; puis il disparut tout aussi vite. Le procès actuel nous donne loccasion de jeter un coup dil sur les destinées étonnantes de ce parti. " Dès les premières années de ce siècle, Plékhanov appelait le Parti socialiste-révolutionnaire celui des socialistes-réactionnaires. Mais dans la lutte contre le tsarisme et le servage, ce parti a joué un rôle révolutionnaire. Il insurgeait le paysan, il appelait à lactivité politique la jeunesse estudiantine, il groupait sous son drapeau un grand nombre douvriers rattachés moralement ou matériellement à la campagne et qui considéraient la révolution non dun point de vue prolétarien, de classe, mais du point de vue imprécis du " travail ". Les terroristes recherchaient le combat individuel et donnaient leur vie pour prendre celle des dignitaires du tsar. Nous critiquions cette méthode ; mais pendant les manifestations, il arrivait souvent aux plus dévoués des ouvriers marxistes de résister à la police et aux cosaques côte à côte avec des ouvriers " narodniki ". Plus tard les uns et les autres se retrouvaient au bagne, sur les étapes de la Sibérie, en exil... Dès cette époque un abîme séparait le jeune tisserand socialiste-révolutionnaire de Petrograd, toujours prêt à donner sa vie pour la classe ouvrière, des intellectuels du type Avksentiev, étudiants de Heidelberg ou dailleurs, philosophes kantiens, nietzschéens, qui ne se distinguaient en rien des petits-bourgeois radicaux français, en rien sinon par une moindre culture et de plus grandes illusions. " La guerre, puis la Révolution, précipitèrent vertigineusement la désagrégation du parti socialiste-révolutionnaire. La dégringolade politique des chefs de ce parti fut surtout rapide parce que les grands événements exigeaient des réponses claires et précises. Nous vîmes, à Zimmerwald, Tchernov adhérer brusquement à lextrême gauche, renonçant ainsi à la " défense nationale ", de la démocratie bourgeoise ; puis le même Tchernov, membre dun ministère bourgeois, soutint loffensive de Juillet, daccord avec les pays de lEntente. " La fin de ce processus de désagrégation fut la rupture du Parti : les chefs allèrent chez Koltchak et chez Dénikine tandis que les ouvriers rejoignirent, en masse, les défenseurs du régime soviétique. À l'issue des débats, quatorze des accusés furent condamnés à mort, mais une décision du Comité exécutif panrusse des Soviets spécifiait que " la peine ne sera appliquée que si leur parti continue, par des soulèvements dans les campagnes, par lespionnage, par lattentat quon désavoue, par la calomnie et lempoisonnement des consciences, sa politique criminelle envers la Russie des Soviets ". VI Ve anniversaire de la Révolution dOctobre IVe Congrès de lInternationale communiste Selon la règle adoptée par lInternationale communiste - un congrès chaque année - le 4e Congrès aurait dû être convoqué en juillet. On le retarda de quelques mois pour le faire coïncider avec le Ve anniversaire de la Révolution dOctobre. Il se tint à Moscou du 9 novembre au 15 décembre 1922. Mais, pour ce cinquième anniversaire, le Congrès se transporta encore une fois à Pétrograd où le nouveau régime avait été proclamé. La séance inaugurale eut lieu le 5 novembre, à neuf heures du soir, à la Maison du Peuple. Zinoviev passa en revue les événements des cinq années écoulées. Le 7 novembre des réunions furent organisées dans tous les quartiers de la ville ; il y en eut plus de deux cents. Je fus désigné pour aller à Cronstadt avec Losovsky. On nous conduisit dabord au Club de la Marine ; on y voyait encore des objets variés rappelant lalliance franco-russe - des " marins de Cronstadt " avaient été amenés de Toulon à Paris lors dune visite de la flotte russe à lalliée dans le but dexciter lenthousiasme populaire pour une alliance qui ne létait guère. Nous avions là un thème tout trouvé pour nos discours : hier, alliance des gouvernements pour la guerre ; aujourdhui, alliance des prolétariats pour libérer le monde. Si les douloureux événements de lan passé avaient laissé du ressentiment dans les curs, notre brève visite ne nous permit pas de le vérifier ; nous pûmes seulement constater que les auditoires des réunions étaient très vibrants. Nous rentrâmes à Petrograd tard dans la soirée. La journée avait été fatigante et, arrivés à lhôtel, nous ne pensions quà nous reposer. Mais cétait la fête nationale. Une cérémonie danniversaire se déroulait à létage supérieur, dans la salle dapparat. Un redoutable orchestre y sévissait, bruyant et banal ; nous étions mal préparés pour ces sortes de réjouissances et, après avoir participé décemment au banquet, nous fûmes contents de nous échapper. Ces réceptions et banquets étaient toujours un sérieux problème pour les communistes russes, surtout quand il sagissait de recevoir des délégués étrangers. Fallait-il les mettre au régime de la Russie soviétique ou les traiter selon la traditionnelle hospitalité russe ? La question sétait posée pour la première fois au printemps de 1920, quand une importante délégation travailliste et trade-unioniste annonça sa visite. Le Comité central délibéra sur la question de savoir si le menu comprendrait du vin... Une fois cependant nous eûmes le festin traditionnel. Le Comité exécutif de lInternationale, auquel certaines questions inscrites à lordre du jour avaient amené un nombre exceptionnel de communistes russes, siégeait depuis le matin quand Zinoviev annonça une suspension de séance. Nous passâmes dans une salle voisine où, sur des tables recouvertes de belles nappes blanches, se trouvait une extraordinaire variété de hors-duvre. Pour nous, cétait tout le menu ; mais ce nétait que les fameux hors-doeuvre russes, et après seulement le repas commença. Nous nous étions trouvés à la table de Kollontaï ; nous avions déjà eu loccasion de la voir mais cétait la première opportunité dune vraie conversation. Nous la questionnâmes sur l " Opposition ouvrière " à la tête de laquelle elle avait bataillé avec Chliapnikov - rencontre assez curieuse car rien ne semblait lavoir préparée, par son origine et son activité antérieure, à cette position quasi syndicaliste. Mais nous nen pûmes rien tirer ; lOpposition ouvrière avait été condamnée par le Parti communiste russe, sa décision avait été ratifiée par lInternationale, les événements se déroulaient à une allure accélérée ; cétait une histoire du passé. * * * Le matin du 13 novembre, avant louverture de la séance, la salle du Grand-Palais où se tenait le congrès était exceptionnellement bondée. Tous les délégués étaient à leur place ; et les auditeurs sentassaient dans la partie qui leur était réservée. Les séances précédentes avaient été consacrées au rapport de Zinoviev et à sa discussion. Maintenant Lénine allait parler. La première attaque dartério-sclérose lavait terrassé au cours de lannée, au début de mai. Au Parti et au gouvernement on était accablé ; Lénine avait pris une telle place quon ne pouvait saccoutumer à lidée quil faudrait poursuivre la Révolution sans lui. On espérait, on voulait espérer que sa robuste constitution, les soins exceptionnels des médecins auraient raison du mal. Lorsque la nouvelle nous parvint, on pouvait déjà dire que Lénine était convalescent, et quand les délégués arrivèrent à Moscou ils étaient enclins à se persuader quil ne sétait agi que dune alerte puisque Lénine allait présenter son rapport au congrès. Dordinaire, bien quil suivît de près les débats, il nétait pas très souvent en séance. Il venait et sen allait, toujours avec la même discrétion, souvent sans quon sen aperçût. Ce matin-là il allait parler le premier. Les délégués lattendaient, en proie à une émotion profonde. Quand il entra, tous se levèrent dun mouvement spontané, chantèrent l " Internationale ". Dès quil se fut installé à la tribune, il commença son rapport par ces mots : " Camarades, jai été désigné comme principal orateur sur la liste, mais vous comprendrez quaprès ma longue maladie je ne sois pas en mesure de faire un long rapport... " Ceux qui le voyaient pour la première fois, dirent : Cest toujours Lénine. Aux autres, lillusion nétait pas permise. Au lieu du Lénine alerte quils avaient connu, lhomme quils avaient devant eux restait durement marqué par la paralysie : ses traits demeuraient figés, son allure était celle dun automate : sa parole habituelle, simple, rapide, sûre delle, était remplacée par un débit hésitant, heurté ; parfois des mots lui manquaient : le camarade quon lui avait adjoint laidait mal, Radek lécarta et le remplaça. Cependant la pensée restait ferme, les idées directrices étaient exposées et développées avec maîtrise. Il était contraint, avait-il dit, de se borner à une introduction aux questions les plus importantes, et la plus importante, cétait la NEP. Elle avait dix-huit mois dexistence ; on pouvait la juger sur ses résultats. Ce que dit alors Lénine est si essentiel, si caractéristique de lhomme, de sa technique, de sa méthode - absence totale de bavardage et de bluff - que jai jugé nécessaire de donner sa conclusion in extenso, en appendice. Cest aussi sa dernière intervention dans la vie de lInternationale communiste. À ce titre, son discours constitue un document dune valeur exceptionnelle. Je me bornerai donc ici à noter sèchement les idées quil exposa. Dabord, la signification générale de la NEP en tant que retraite, car elle est valable pour tous, elle simposera à tous. Donc il faut y songer partout, la prévoir, la préparer. Si nous examinons les résultats, nous pouvons dire que nous avons subi lépreuve avec succès. Nous avons stabilisé le rouble - nous avons besoin maintenant dune monnaie pour nos transactions commerciales ; les paysans acquittent limpôt en nature - les soulèvements, nés de leur mécontentement, ont presque complètement disparu. Dans la petite industrie, lessor est général, la condition des ouvriers saméliore. Avec la grande industrie seulement la situation reste difficile ; cest le gros problème. Mais il faut le résoudre parce que le développement de la grande industrie est indispensable pour lédification de notre société socialiste. Les concessions que nous avons offertes au capital privé, qui avaient inquiété beaucoup de nos camarades - ici et ailleurs - ont trouvé peu de preneurs ; les capitalistes sapprochent puis sen vont parce quils ne trouvent pas ici ce quils cherchent : un remède immédiat à leurs difficultés présentes. Telle est la situation. " Pas de doute, nous avons fait beaucoup de bêtises ; nul ne le sait mieux que moi. " Puis, après une vive critique de lappareil étatique, il sattaqua longuement à la résolution votée par le 3e Congrès sur la structure, les méthodes et la tactique des partis communistes : " Elle est excellente, mais presque entièrement russe... nous avons commis une grosse erreur en la votant. " Et pour finir, cette conclusion chargée de sens : " Nous navons pas trouvé la forme sous laquelle nous devons présenter nos expériences russes aux ouvriers des autres pays. " Avertissement ultime qui devait rester lettre morte. Les hommes qui le remplacèrent ne rectifièrent pas cette " grosse erreur " ; ils la prirent au contraire comme point de départ, la répétèrent, lamplifièrent. Cest Trotsky qui avait été chargé de compléter le rapport dont Lénine navait pu, selon sa déclaration préliminaire, écrire que lintroduction. Il parla une semaine plus tard ; le compte-rendu officiel de la séance débute ainsi : " Le président ouvre la séance à dix-huit heures quinze et donne la parole au camarade Trotsky. Les délégués se lèvent et accueillent le camarade Trotsky par des applaudissements enthousiastes. " Trotsky rappela dabord comment et dans quelles conditions linsurrection dOctobre avait été déclenchée. Si la guerre civile ne vint quaprès et se prolongea, cest parce que notre travail avait été trop facile : " Personne ne voulait nous prendre au sérieux, dit-il ; on pensait que la résistance passive, le sabotage, une intervention rapide des Alliés, auraient vite raison de nous. Quand on se rendit compte que les choses ne se passeraient pas ainsi, toutes les forces de contre-révolution furent mobilisées contre nous. Nous dûmes alors exproprier plus que nous ne laurions voulu, beaucoup plus que nous étions en mesure de faire valoir. Ces faits permettent de formuler une première loi : on peut affirmer que, pour les partis occidentaux, pour le mouvement ouvrier en général, la tâche sera beaucoup plus difficile avant linsurrection décisive mais beaucoup plus facile après. Notre communisme de guerre surgit de la guerre civile elle-même. Cétait avant tout la nécessité de donner du pain aux ouvriers et à larmée, darracher à une industrie désorganisée et sabotée par la bourgeoisie tout ce dont larmée avait besoin pour mener la guerre... Si le prolétariat dEurope sétait emparé du pouvoir en 1919, il aurait pris à sa remorque un pays arriéré. Tous les succédanés auxquels il nous fallut avoir recours nétaient bons que pour satisfaire les besoins de lindustrie de guerre. " Ce communisme de guerre a fait place à un capitalisme dEtat. Trotsky nemploie pas volontiers cette expression ; elle prête à confusion ; les réformistes peuvent faire du capitalisme dEtat par des nationalisations partielles. Mais Lénine a précisé le sens quil a pour lui et pour nous. Trotsky analyse alors les complexités du nouveau régime. " Nous avons, en gros, un million douvriers. Combien y en a-t-il dans les entreprises affermées ? 80.000. Encore sur ce chiffre ny en a-t-il que 40 ou 45.000 dans des établissements purement privés, un certain nombre dentre eux ayant été affectés à des institutions soviétiques. " Quant aux grandes concessions, dont nous avons dressé un tableau et qui sont destinées à dimportantes firmes étrangères, il résume ainsi la situation : beaucoup de discussions, peu de concessions. Traitant la question du rendement de la production, Trotsky dit que les avantages du socialisme doivent se prouver par un rendement supérieur. " Cest une démonstration que nous ne sommes pas en mesure de faire parce que nous sommes encore trop pauvres. Mais notre Russie soviétique na que cinq années, et si on compare la situation à celle de la France, par exemple, dans les années du début de sa Grande Révolution, nous voyons que le tableau que nous offrons est moins sombre. Empruntons quelques données comparatives à lhistorien français Taine : en 1799 ; dix ans après le déclenchement de la Révolution, Paris ne recevait encore quun tiers, parfois un cinquième de la quantité normale de farine qui lui était nécessaire ; dans 37 départements, la population était en décroissance par suite de la famine et des épidémies. " À propos des perspectives de révolution mondiale, la prescience dont il donna au cours de sa vie maint exemple, depuis son essai célèbre intitulé Le prolétariat et la révolution se manifesta de façon remarquable. On était en 1922, Poincaré régnait en France ; en Angleterre, la coalition libéralo-conservatrice était au pouvoir. Il prédit une période dépanouissement pacifiste et réformiste inévitable. " Après les illusions de la guerre et lenivrement de la victoire, la France verra fleurir les illusions du pacifisme et du réformisme qui, sous forme dun bloc des gauches, viendront au pouvoir... Pour lAngleterre, je prévois un développement analogue : le remplacement du gouvernement conservateur libéral par un gouvernement pacifiste et démocratique. Nous aurons alors en France un gouvernement de bloc des gauches ; en Angleterre un gouvernement travailliste. Dans ces conditions, quarrivera-t-il en Allemagne ? Les poumons social-démocrates recevront des bouffées dair frais ; nous aurons une nouvelle édition du wilsonisme, sur une base plus vaste mais de moindre durée encore que lautre. Cest pourquoi il est nécessaire que nous préparions pour cette période des partis communistes solides, fermes, capables de résister dans cette phase deuphorie pacifiste et réformiste. Car cest vers eux que se tourneront les ouvriers quand les illusions tomberont ; ils apparaîtront comme les seuls partis de la vérité, de la rude et brutale vérité, les partis qui ne mentent pas à la classe ouvrière. " La question du programme de lInternationale communiste était à lordre du jour. Divers projets furent exposés et défendus par leurs auteurs. La discussion fut loccasion dune vive escarmouche entre Boukharine et Radek. Radek avait fait un rapport sur loffensive du capital : son tableau était bien sombre. Des éléments de gauche lui reprochèrent une absence complète de perspectives révolutionnaires dont les centristes ne manqueraient pas de se servir dans leurs attaques contre les communistes. Boukharine entra en conflit avec Radek à propos des revendications immédiates des travailleurs ; avaient-elles leur place dans un programme de lInternationale communiste ? Boukharine se prononçait énergiquement pour la négative tandis que Radek défendait avec non moins dénergie linclusion. Il apparut clairement que la question devait encore être étudiée et il fut décidé, en conclusion, de renvoyer tous les projets à une commission spéciale qui rapporterait devant le prochain congrès. VII Le Parti communiste français et ses difficultés Si lattention des délégués avait été accaparée par le grave sujet traité par Lénine et Trotsky et par la longue discussion quil avait provoquée, leur curiosité se portait sur une autre question, de moindre importance et certainement moins réconfortante. Le Parti communiste français figurait une fois de plus à lordre du jour. Son développement avait été pénible. Lancien parti socialiste avait voté ladhésion à lInternationale communiste à une énorme majorité, ainsi que nous lavons vu, au Congrès de Tours, fin décembre 1920. Le Parti communiste se trouva donc formé dune très grande portion de lancien parti, les " dissidents " ayant gardé surtout avec eux la majorité des parlementaires et une partie des cadres - " la parure du Parti ", disait Jean Longuet. La base, une base saine, ardente, comprenant des éléments nouveaux, les jeunes, les anciens combattants, des syndicalistes et un faible contingent danarchistes, allaient au communisme avec enthousiasme. Nous avons vu cependant que les délégations envoyées à Moscou en juillet de lannée suivante, au congrès de lInternationale communiste et à celui de lInternationale syndicale rouge, eurent une attitude singulière. Le premier congrès du Parti, tenu à Marseille en décembre 1921 avait révélé quelque chose de trouble, dinquiétant, dans le fonctionnement du Parti, de déplaisantes manuvres souterraines. Sans une discussion préalable qui aurait pu le justifier ou lexpliquer, Boris Souvarine, alors à Moscou, délégué du Parti au Comité exécutif de lInternationale, navait pas été réélu au Comité directeur. Là-dessus ses camarades de tendance avaient donné, séance tenante, leur démission. Première crise. LInternationale communiste blâma les démissionnaires pour sêtre retirés ; elle blâma davantage la direction pour sa manuvre et exigea la réintégration des démissionnaires. Vint alors la tactique du front unique. Jai montré comment elle fut accueillie. Cependant au Comité exécutif élargi les opposants avaient déclaré se soumettre aux décisions de lInternationale, et quelques mois plus tard, Frossard, qui cette fois avait consenti à faire le voyage de Moscou, déclara en conclusion de la discussion : " Cest... pour ces raisons... que la délégation de la majorité du Parti français sengage à rapporter au Parti les résolutions qui vont être prises, à les expliquer, à les commenter, à les défendre, à faire en sorte que, dans le plus court délai, elles soient pourvues de leur sanction pratique, et jespère, vous me permettrez de finir par là, jespère quau 4e Congrès de lInternationale communiste ce ne sera pas la question française qui retiendra plus particulièrement lattention de lInternationale. " Et il rentra à Paris avec une motion pour le prochain congrès du Parti signée Frossard-Souvarine. Cest donc laccord entre gauche et centre, le pivot de la combinaison sur laquelle le Parti communiste français a été édifié. Le 2e Congrès du Parti doit se réunir à Paris le 15 octobre, peu avant le 4e Congrès de lInternationale communiste qui, selon lespoir exprimé par Frossard, naura plus à soccuper de la sempiternelle question française. Lenvoyé de lInternationale est Manouilsky. Pour sceller définitivement laccord, il organise des entrevues avec les représentants des deux tendances. Il propose légalité de représentation des tendances centre et gauche au Comité directeur, le délégué de lInternationale devant aider à résoudre les conflits qui pourraient se produire quand les membres des deux tendances resteraient intransigeants et figés sur leurs positions. Le centre refuse : le Parti communiste ne serait plus indépendant, dit-il ; cest le représentant de lInternationale qui deviendrait larbitre et déciderait. La gauche revendique la majorité. Le prestige et lautorité de Manouilsky sont si faibles que le congrès souvre sans quil ait pu obtenir un accord. Après les premiers débats, le scandale éclate. Ladjoint de Frossard au secrétariat, Ker, est à la tribune pour son rapport. Cest un bon travailleur, capable, sympathique, conciliant. À la stupeur générale, il se lance dans un violent réquisitoire contre la gauche, caractérisant les pourparlers avec le délégué de lInternationale comme un complot ourdi dans la coulisse. Cest une déclaration de guerre, mais que ce soit lui qui en ait été chargé, cest là surtout ce qui étonne. Tous les débats vont être dominés par cette offensive. Que veut le centre ? Cest lui qui occupe les postes de commande ; Frossard est au secrétariat ; Cachin à la direction de lHumanité ; la grande majorité du Comité directeur lui appartient. Mais ladhésion à lInternationale communiste lui pèse ; il est constamment en désaccord avec ses décisions. Cependant il se garde de se dresser ouvertement contre lInternationale ; tout au contraire, après avoir manifesté des velléités de résistance, il sincline, proteste humblement de son inaltérable fidélité. Aujourdhui veut-il aller plus loin ? En conclusion des débats, il recueille la majorité des mandats, une majorité très faible : 1.698 contre 1.516 à la gauche ; beaucoup sabstiennent, 814, marquant ainsi leur mécontentement. Néanmoins le centre revendique tout le pouvoir. Il gouvernera seul " en accord avec lInternationale " - bien quil soit en désaccord ici avec lhomme qui la représente. Que signifie exactement ce jeu compliqué ? Point nest besoin dêtre dans les secrets de la direction pour imaginer ce qui sy passe. On connaît les hommes qui supportent mal lautorité de lInternationale ; quelques-uns, dailleurs, lavouent. Mais celui qui prépare et dirige toutes ces manuvres, maître en faux-fuyants et en dérobades, cest le secrétaire du Parti lui-même, Frossard. Il na pas quarante ans, mais cest déjà un vieux routier du Parti ; pendant la guerre, il sest approché de la tendance zimmerwaldienne. Merrheim qui avait eu loccasion de le bien connaître le considérait comme un compagnon peu sûr ; il se hâta dailleurs de passer chez Longuet dès que celui-ci eut organisé sa tendance minoritaire dans le Parti socialiste ; il y avait là beaucoup de députés ; on critiquait la politique de guerre du gouvernement, mais on votait les crédits pour la guerre ; cétait une position sans danger et sans risques et qui devint profitable quand les minoritaires lemportèrent et disposèrent des postes. Cachin reçut la direction du quotidien ; Frossard le secrétariat du Parti. Je les avais rencontrés tous deux à Moscou, lors du 2e Congrès de lInternationale quand ils y avaient été envoyés " pour information ". Frossard se tenait derrière Cachin quil laissait sexposer seul aux rebuffades. Par la suite, le même jeu continua, lorsque lExécutif les mandait à Moscou. Tous deux commençaient par refuser énergiquement de faire le voyage. Quand les messages se faisaient insistants, Frossard laissait Cachin se débattre, sachant quil céderait et quainsi il pourrait, lui, se dérober. En effet, Cachin, après avoir protesté, crié quil nirait pas, se mettait en route préparant déjà, pour apitoyer ses critiques, des tirades sentimentales quil appuierait dune larme à lil. Cest Frossard qui, par hasard, me révéla sa technique. Au cours du seul voyage quil fit à Moscou comme secrétaire du Parti, il avait pris un engagement ferme au sujet du congrès constitutif de la Confédération Générale du Travail Unitaire qui allait se tenir à Saint-Étienne : il réunirait les délégués appartenant au Parti avant le congrès pour élaborer ensemble programme et tactique, et interviendrait lui-même au congrès. Il fit tout cela, prudemment comme toujours, mais il le fit. Les débats étaient assez durs. Sachant quils nobtiendraient pas la majorité, les anarchistes et les " syndicalistes purs " qui, par suite de circonstances fortuites, dominaient le secrétariat et la commission exécutive de la C.G.T.U., étaient agressifs, attaquaient le Parti communiste et ses membres. Lun de ceux-ci, secrétaire dune Union départementale importante, leur tenait tête mais assez maladroitement. Tandis quil parlait, Frossard vint près de moi et me dit : " Je lai trop remonté, le frère ! " Sur le moment, sa confidence - que jétais surpris quil me fît car il ny avait aucune espèce dintimité entre nous - mamusa. Mais plus tard, jugeant densemble le développement du Parti communiste français, sous tant daspects si décevant, et même lamentable, elle me fournit la clé des incidents répétés, des crises successives : Frossard, restant dans la coulisse, " remontait les frères ". Il les avait remontés pour le 3e Congrès de lInternationale communiste et pour le premier congrès de lInternationale syndicale rouge ; il avait " remonté " le trop docile Ker pour le congrès de Paris ; surtout il " remontait " les nouveaux dirigeants de la C.G.T.U., sympathisants communistes et désireux dadhérer à lInternationale syndicale rouge mais quil était facile de troubler et dinquiéter avec les " oukases " de Moscou ; cétait là son gros atout ; une C.G.T.U. hostile rendrait difficile la formation dun véritable parti communiste. Cette fois la crise revêtait un caractère si aigu quil devenait nécessaire den finir avec des manuvres et des dérobades qui créaient une situation insupportable. Pour préparer les débats du congrès, une commission dune importance exceptionnelle par le nombre et par le choix des délégués fut formée : les délégations y étaient représentées par leurs membres les plus qualifiés, la délégation russe ayant donné lexemple en désignant Lénine, Trotsky, Zinoviev et Boukharine. Lénine ny vint pas, mais il suivit de près ses débats. Cest dans son sein que se régla le sort du Parti communiste français. Il se présentait devant elle en morceaux : le centre, avec sa prétention de gouverner seul, formulée mollement à Paris et déjà mal assurée à Moscou ; la gauche, profondément attachée à lInternationale communiste, mais trop faible pour semparer de la direction comme lavaient fait les Italiens ; enfin cette " droite " dont jai déjà, à propos de la discussion sur le front unique, signalé le gauchisme verbal, non moins hostile que le centre à lInternationale et, en fait, marchant avec lui. Nayant adhéré au Parti quaprès mon retour en France, dans les derniers mois de 1921, je pouvais juger les uns et les autres avec assez de détachement ; les dangers de la méthode adoptée en 1920 pour former les partis communistes apparaissaient clairement ; même Zinoviev les voyait et les signalait, écrivant dans son rapport : " Nous avons dans notre parti dautant plus de centrisme, de social-démocratie, que nous avons accueilli de plus nombreuses fractions de lancien mouvement social-démocrate. " Le Parti communiste français nétait donc pas le seul dans son cas mais ce qui le caractérisait fâcheusement, cétait lhypocrisie de nombre de ses dirigeants. Le jour où je devais parler devant la commission nous venions de recevoir le plus récent numéro du Bulletin communiste où, en ce moment même, on avait limpudence de reprendre les critiques anciennes de la tactique de lInternationale. Ceci me fournit une entrée en matière qui, du coup, liquida les droitiers ; pendant la lecture, ils baissaient la tête, sentant la réprobation unanime de la commission. Aux représentants du centre, je posai la question : " Vous prétendez exercer seuls la direction et en accord avec lInternationale. Mais qui peut avoir confiance en vos déclarations ? " Ici, quelques-uns dentre eux grognèrent. Parlant en fin de séance, Trotsky prit à partie, nommément, Ker, dont il venait dapprendre quil était franc-maçon - ce que beaucoup dentre nous ignoraient. Comment peut-on être communiste et franc-maçon ? demanda Trotsky ; pour lui, cétait absolument incompatible. La discussion se poursuivit durant plusieurs séances. Je ne signalerai quun accident, bref mais important, qui marqua la dernière. La délégation du centre était, en fait assez hétérogène. À côté des vieux routiers de la politique et du Parti, il y avait des éléments nouveaux, venus au socialisme après la guerre et à cause de la guerre. Le plus remarquable dentre eux était Renaud Jean ; il sefforçait dailleurs, de rester hors tendance. Parti à la guerre paysan, immobilisé par une grave blessure ; il avait beaucoup lu et appris pendant sa convalescence. Il écrivait bien, exprimant avec forces les colères des hommes qui avaient souffert dans les tranchées et en étaient revenus résolus à chasser les gouvernants et à renverser le régime responsable de linutile massacre. Ses origines paysannes le portaient, en partie à son insu, à opposer les paysans qui avaient fait la guerre dans les tranchées aux ouvriers des usines, bénéficiaires de sursis dappel. Le fait quil prétendait à une position personnelle, indépendante, montrait clairement quil ne donnait pas au communisme et à lInternationale une adhésion sans réserve. Enfin, il voulait être, avec ostentation, le militant irréprochable. Tous ces détails sont nécessaires pour lintelligence de lincident qui éclata en fin dune longue séance. Lordre du jour était épuisé quand un délégué des Jeunesses communistes demanda la permission de poser une question. " Notre Fédération, dit-il, reçoit des subsides de lInternationale des Jeunesses communistes ; il nous apparaît normal quune section de lInternationale soit aidée par le centre ou par dautres sections. Or, certains camarades, et en particulier le camarade Renaud Jean, nous attaquent à ce sujet. Je demande que, dans cette commission, des voix autorisées lui rappellent quil sagit là dune manifestation de solidarité toute naturelle dans une organisation internationale. " A peine cette demande a-t-elle été formulée que Renaud Jean se lève, savance vers la table où siège le bureau, commence une explication embrouillée que Trotsky interrompt un peu rudement en disant que lInternationale communiste na rien de commun avec une foire où les paysans madrés se livrent à leurs marchandages. Interloqué, Renaud Jean se retire. La séance est levée dans une certaine gêne. Sans doute Trotsky aurait pu expliquer plus posément - comme il le fit le lendemain dans un entretien particulier. Mais il était deux heures du matin, un mouvement dimpatience pouvait se comprendre, on avait hâte de se séparer. Le moment était aussi mal choisi que possible pour soulever une question qui nétait certes pas sans importance et méritait dêtre discutée. Renaud Jean nétait pas seul à penser que, dans ce domaine, lInternationale communiste devait agir avec discernement et surveiller de près lemploi des fonds mis à la disposition des sections. Il montra, dailleurs, beaucoup moins de scrupules par la suite, car il ratifia toutes les sottises et tous les crimes de la direction de lInternationale, dabord zinoviéviste puis stalinienne, les " tournants ", les " procès de Moscou ", les purges, la famine provoquée pour réduire les paysans ukrainiens, les meurtres des tueurs. Peut-être trouvait-il parfois la dose trop forte car de temps à autre le bruit se répandait que Renaud Jean avait quitté le Parti ; mais il nen était rien, la résistance de Renaud Jean sétait bornée à quelques grimaces avant davaler lamer breuvage. En séance publique, Trotsky fit son rapport. Il ne cherchait pas à minimiser les difficultés de la tâche devant laquelle se trouvait lInternationale. " Nous avons maintenant devant nous, dit-il, une question importante et bien difficile. " Étudiant les luttes intérieures du Parti, la polémique des fractions, il sest reporté au discours prononcé par lui, dix-huit mois auparavant, à lExécutif élargi ; rien na changé ; le fait le plus frappant cest que " nous piétinons toujours sur la même place ". Et à son tour il était amené à constater que trop du vieux Parti socialiste était resté dans le jeune Parti communiste. " Nous avons entraîné avec nous, à Tours, beaucoup dhabitudes, de murs qui ne veulent pas céder la place aux attitudes et aux murs de laction communiste. " Un problème particulièrement difficile cétait celui du rapport du Parti avec les syndicats. Le syndicalisme révolutionnaire avait de profondes racines dans le mouvement ouvrier français ; il avait fallu la Révolution dOctobre et la création de lInternationale communiste pour faire disparaître lhostilité de principe des syndicalistes à légard des partis politiques. Cependant si lhostilité avait disparu, une certaine méfiance subsistait que la politique de la direction du Parti nétait pas faite pour dissiper ; bien au contraire. Aussi, même chez les syndicalistes qui avaient adhéré au Parti restait-on réservé quand à lintervention du Parti dans les grèves. Dautre part, si les grèves et laction ouvrière devaient se dérouler sans la participation du Parti, celui-ci ne pourrait jamais devenir un parti communiste. Pour des raisons diverses, la direction du Parti suivait ici la ligne de moindre résistance, cest-à-dire quelle seffaçait complètement devant les syndicats. Ce ne pouvait être une solution. Que le problème fût particulièrement ardu, nul ne le savait mieux que moi ; je voyais les syndicalistes les mieux disposés à légard du Parti sen écarter quand ils constataient que trop souvent il se comportait comme lancien parti socialiste, quand ils remarquaient que de jeunes militants délaissaient le travail syndical pour une activité électoraliste qui leur vaudrait un siège au Parlement. La politique du Parti nétait pas seulement passive ; loin de chercher à atténuer les divergences, à rapprocher les points de vue, à trouver les bases dune entente pour une action commune, elle les entretenait, les avivait pour pouvoir faire pression sur Moscou. Cependant on ne pouvait pas prétendre que, grâce à cette division du travail entre parti et syndicats, tout allait pour le mieux dans le mouvement ouvrier français. Trotsky énuméra des exemples de grèves perdues, de lourds échecs quil aurait été possible déviter. Après de longues délibérations au cours desquelles furent examinées et discutées lactivité du Parti, les particularités du mouvement ouvrier, les luttes des fractions, la presse, la question paysanne, la politique coloniale, la commission élabora un programme daction. Elle reconnut unanimement que les membres du Parti adhérant à la franc-maçonnerie et à la Ligue des droits de lhomme devaient immédiatement abandonner " ces machines de la bourgeoisie créées pour endormir la conscience de classe des prolétaires ". Exceptionnellement, et pour permettre au Parti de sortir de limpasse où il sétait enfoncé, elle proposait que le Comité directeur fût constitué selon la proportionnelle sur la base des votes du congrès de Paris, les titulaires devant être désignés par les délégations elles-mêmes. Les représentants des trois tendances déclarèrent alors accepter la résolution sans réserve ; tous protestèrent de leur attachement et de leur dévouement à lInternationale communiste. VIII Frossard démissionne - Cachin reste Pendant que le congrès délibérait et décidait, Frossard, demeuré à Paris, malgré les appels réitérés de lInternationale, complotait, réunissait et organisait ses fidèles pour le cas où le congrès prendrait une décision telle que toute dérobade serait désormais impossible. Les conjurés comprenaient la majorité des membres du Comité directeur et une grande partie des rédacteurs de lHumanité. Maîtres du secrétariat avec Frossard et du journal avec Cachin, ils étaient persuadés de pouvoir tenir tête à lInternationale. Les décisions prises à Moscou les mirent dans lembarras ; tout se trouvait réglé : composition du Comité directeur, direction et conseil dadministration de lHumanité. Cependant ils ne désespéraient pas ; les délégués du centre navaient pu résister à Moscou à la pression exercée sur eux par lunanimité du congrès ; rentrés à Paris, ils se ressaisiraient et, selon leur habitude, trouveraient des prétextes pour ajourner lapplication des décisions. " Gagner du temps ", çavait été toujours la tactique de Frossard ; il en avait fait laveu public au cours dune réunion de la Fédération de la Seine. Mais précisément parce quil était expert en cette tactique, il ne tarda pas à comprendre que désormais elle ne serait plus possible. Il fallait choisir. Il hésita. Il tenait à un poste qui faisait de lui le vrai dirigeant du Parti. Mais il était pris entre lInternationale et ses amis ; ceux-ci le pressaient, il se sentit vaincu, démissionna. Tout fut rapidement réglé. Humbert-Droz, délégué de lInternationale, et moi, nous allâmes chez Cachin pour arrêter la liste des rédacteurs de lHumanité. Tous ceux qui avaient comploté avec Frossard étaient éliminés. Cachin en défendit quelques-uns mollement ; il ne mit quelque énergie que pour protester contre la réintégration de Pierre Monatte, chargé de la rubrique de la Vie sociale. Amédée Dunois prit sur lui de signifier leur congé aux conspirateurs malheureux ; il eut à essuyer la fureur de plusieurs dentre eux et aussi des propos malveillants ; mais cest surtout Cachin, considéré par eux comme un misérable lâcheur, quils visaient. En vain le cherchaient-ils dans les bureaux du journal : il était resté chez lui, fuyant les coups. Comme pour prouver que la décision de lInternationale était juste, ils se groupèrent autour de Frossard, tentèrent de former un embryon de parti, publièrent un hebdomadaire dont toutes les attaques étaient dirigées contre lInternationale et contre le communisme ; ils exigèrent de lHumanité des indemnités de licenciement comme ils lauraient fait dun journal bourgeois. Quant à Frossard, il sengagea rapidement dans la voie quavaient suivie Briand et Laval, ses vrais maîtres ; il retourna au Parti socialiste, le quitta, devint ministre, finit sa carrière comme un des nombreux ministres de Pétain. En 1930, il publia des Souvenirs de son passage dans le Parti communiste sous le titre De Jaurès à Lénine, où on peut lire ces étonnants aveux : " Ai-je jamais été communiste ? Au fur et à mesure que je reconstitue latmosphère du congrès de Tours je sens que je peux résolument répondre par la négative à cette question. Jai cherché vingt fois loccasion de me dégager, de me reprendre... jétais au fond plus près de Blum que de Lénine " (p. 177). Cela peint assez bien le singulier type de petit politicien quil fut, et le portrait est complet si on ajoute cette ligne, écrite à la même page, dans laquelle il prétend avoir été " dupe de gens sans honneur et sans conscience ".
* * * Un compte rendu du 4e Congrès de lInternationale communiste exigerait quici une large place fût faite au fascisme. Les événements décisifs venaient de se produire. Après une année dexploits des bandes fascistes armées, opérant à travers le pays avec la complicité et lappui des autorités, Mussolini, en conclusion de cette soi-disant " marche sur Rome " qui fut son premier bluff, avait été appelé par le roi pour former le ministère. Lavènement du fascisme datait du 30 octobre, quelques jours avant louverture du congrès. Quand Bordiga monta à la tribune, le 16 novembre, pour faire son rapport sur le fascisme, on comprend quil ait parlé avec une émotion qui ne lui était pas habituelle. Les " circonstances spéciales ", dit-il, ne lui avaient pas permis de disposer de toute la documentation. Il fit dabord un bref historique du mouvement fasciste ; évitant de préciser les responsabilités, il rappela, ce qui était maintenant clair pour tous que " la tendance prolétarienne socialiste révolutionnaire qui sest renforcée dans laprès-guerre à la faveur de lenthousiasme qui sétait emparé des masses... na pas su profiter de la situation favorable... On peut dire quen 1919 et dans la première partie de 1920, la bourgeoisie italienne était, dans une large mesure, résignée à assister au triomphe de la révolution. Les classes moyennes, la petite bourgeoisie restaient passives, mais suivaient le prolétariat. " Le schématisme qui lui était habituel lamenait à formuler une appréciation du caractère du fascisme dont la fausseté nétait que trop visible : démocratie bourgeoise, fascisme - cétait la même chose ; donc " je ne dis pas que la situation soit une situation favorable pour le mouvement prolétarien et socialiste lorsque je prévois que le fascisme sera libéral et démocrate... notre situation nest pas tragique. " Un envoyé du Parti était arrivé la veille, apportant des renseignements sur les derniers événements. " Ce camarade, dit Bordiga, est un ouvrier et dirige une organisation locale du Parti ; il exprime cette opinion intéressante, qui est celle de beaucoup de militants, quon pourrait désormais travailler mieux quauparavant. " Radek, dans son rapport sur loffensive capitaliste, avait apprécié plus exactement la situation et montré plus de clairvoyance quant à la signification de ces faits et à leur développement : " Dans la victoire du fascisme, dit-il, je ne vois pas seulement le triomphe mécanique des armes fascistes ; jy vois la plus grande défaite quaient essuyée depuis le commencement de la période de révolution mondiale le socialisme et le communisme, une défaite plus grande que celle de la Hongrie soviétique, car la victoire du fascisme est une conséquence de la faillite morale et politique momentanée du socialisme et de tous les mouvements ouvriers italiens. " Par contre, Zinoviev, comme à laccoutumée, par tempérament ou par tactique, croyait nécessaire de répandre son optimisme à bon marché sur les délégués : " On se dispute maintenant, dit-il, parmi les camarades italiens pour savoir la nature de ce qui se passe actuellement en Italie : un coup dEtat ou une comédie ? Peut-être les deux à la fois. Au point de vue historique cest une comédie. Dans quelques mois, la situation tournera à lavantage de la classe ouvrière. " Plus dune fois nous le verrons ainsi transformer les défaites en succès et annoncer la victoire communiste... dans quelques mois. La question italienne, inscrite à lordre du jour du congrès, prenait une importance nouvelle. Le développement du fascisme avait provoqué une vive agitation à lintérieur du Parti socialiste italien. Serrati et ses amis qui avaient voulu maintenir à tout prix lunité du Parti trouvaient, après Livourne, la cohabitation avec la droite de Turati-Treves difficilement supportable. La rupture sétait faite au congrès réuni à Rome en octobre 1922. Les réformistes, mis en minorité, quittèrent le Parti ; cependant ils avaient, depuis Livourne, doublé le nombre de voix quils avaient alors recueillies : 29.000 au lieu de 14.000, car ils avaient lappui des dirigeants de la Confederazione generale del Lavoro. Ladhésion à la 3e Internationale ne lemporta que de justesse ; elle recueillit 32.000 voix, et il faut noter que Serrati reçut alors lappui de la fraction dite Terzinternationalista qui navait cessé de défendre ladhésion. Après le congrès, DAragona rompit le pacte qui liait la Confédération au Parti socialiste, se retrancha dans la position commode de lindépendance et de la neutralité des syndicats : " Nous ne voulons pas faire de politique ", dit-il, tandis quil sinclinait humblement devant Mussolini : " Nous voulons un mouvement syndical dans les cadres de la loi. Cest une vieille déclaration de moi. Dailleurs lhistoire prouve que la C.G.L. ne participera jamais à lillégalité. " Nous navions eu que trop raison, à Moscou, lors du 2e Congrès, de douter de la sincérité du personnage et de sa loyauté quand il affirmait son attachement au communisme, signait avec nous un appel aux syndiqués révolutionnaires pour la formation dune Internationale syndicale rouge. Il était lillustration la plus claire du danger quil y a de maintenir des hommes peu sûrs à la tête des organisations révolutionnaires : ils se laissent porter par le courant quand celui-ci est trop fort pour quils puissent lendiguer, mais se réservent de trahir dès que les circonstances deviennent propices. Serrati, quon navait pas vu au 3e congrès, revenait à Moscou, avec cette fois un Parti moins nombreux mais plus homogène. " Le congrès de Rome, pouvait-il dire, ayant expulsé les réformistes et les partisans ouverts ou masqués de la collaboration avec la bourgeoisie, a voté à lunanimité ladhésion à la 3e Internationale. " Rapportant la question devant le congrès, Zinoviev analysait la situation nouvelle devant laquelle le Parti communiste italien se trouvait, formulait plusieurs conclusions. Dabord le front unique simposait plus que jamais ; la fusion avec le Parti socialiste découlait du vote même dadhésion de ce Parti à lInternationale. " Notre Parti, dit-il, a commis des erreurs doctrinales ; il dédaigne et veut ignorer tout mouvement qui se déroule en dehors de lui. Cest Lénine qui nous a enseigné quil y a une " vanité communiste " qui prétend tout savoir, est trop infatuée delle-même. Mussolini affirme que les syndicats fascistes ont déjà un million et demi de membres. Cest très probablement exagéré ; peu importe ; il faut y adhérer. " Bordiga, parlant au nom de la majorité de la délégation italienne, exprima son désaccord avec les recommandations de Zinoviev. Il restait hostile à toute fusion avec le Parti socialiste italien, même après le congrès de Rome ; cest autour du Parti communiste que devaient se rassembler ceux qui voulaient entrer dans la 3e Internationale. Néanmoins ses amis et lui se conformeront aux directions tracées par le 4e Congrès, sans discussion ni hésitation. Les dernières séances du congrès étaient consacrées au vote des résolutions. Les commissions spéciales les préparaient en tenant compte des débats qui suivaient les exposés des rapporteurs et soumettaient le texte définitif aux délégués en séance plénière. Cest Clara Zetkin qui vint donner lecture de la résolution sur " La Révolution russe et les perspectives de la Révolution mondiale " - les rapporteurs avaient été, on sen souvient, Lénine et Trotsky. Un paragraphe était ainsi libellé : " Le 4e congrès mondial rappelle aux travailleurs de tous les pays que la révolution prolétarienne ne pourra jamais vaincre à lintérieur dun seul pays, mais seulement dans le cadre international, en tant que Révolution prolétarienne mondiale. La lutte de la Russie des soviets pour son existence et pour les conquêtes de la Révolution est la lutte pour la libération des travailleurs, des opprimés et exploités du monde entier. " Des applaudissements vigoureux saluèrent la lecture de cette résolution qui fut adoptée à lunanimité. Pour la commission chargée dexaminer la composition du Comité exécutif, la délégation russe désigna Boukharine et Radek comme délégués, Lénine et Trotsky comme suppléants. * * * Le 2e congrès de lInternationale syndicale rouge se tint dans le même temps, à Moscou, dans la grande salle de la Maison des syndicats. Son travail avait été préparé par une réunion du Conseil central - correspondant à ce quétaient pour lInternationale communiste les comités exécutifs élargis - qui avait duré du 17 février au 12 mars 1922. Le développement normal de lI.S.R. sétait heurté à deux sortes dadversaires. Les réformistes de la Fédération syndicale internationale dAmsterdam poursuivaient une politique de scission ; en France, leur manuvre avait provoqué la scission de la Centrale syndicale elle-même. LI.S.R. avait multiplié les appels, voulant tout tenter pour lempêcher. Le 3 décembre 1921, son bureau exécutif sétait adressé aux ouvriers français en ces termes : " Les dirigeants de la C.G.T. préparent la scission. Après avoir maintes fois protesté de leur attachement à lunité ouvrière, ils se préparent à la détruire sciemment et à désarmer ainsi les travailleurs français devant la réaction. Jouhaux, Dumoulin, Merrheim et ceux qui les suivent multiplient les concessions à la bourgeoisie. Devant le gouvernement et le bloc national, leur docilité na pas de limites et négale que leur intransigeance à légard des ouvriers révolutionnaires... Par leurs efforts, lunité de lorganisation syndicale des cheminots est, à cette heure, brisée. La Fédération de lhabillement suit cet exemple... lInformation et le Temps sont satisfaits. Que de fois les dirigeants dAmsterdam nont-ils pas invoqué lunité ouvrière ! Mais ils sont prêts à la détruire dès que la majorité des syndiqués tente déchapper à leur tutelle et à celle de la bourgeoisie. " Puis, quand le danger devint imminent, lI.S.R. sadressa directement à Amsterdam par le télégramme suivant, en date du 22 décembre : " La C.G.T. française est à la veille de la scission. Proposons conférence réunissant représentants de votre fédération, de la majorité et de la minorité de la C.G.T., de lI.S.R. Nos délégués seront : Rosmer, Tom Mann, Losovsky. " Le secrétaire de la Fédération dAmsterdam, Oudegeest, attendit plusieurs jours pour envoyer une réponse évasive : " Reçu télégramme. Ce qui arrive en France nest que la conséquence des agissements de lExécutif de la 3e Internationale. Suis content que vous voyiez maintenant que ces agissements ne servent quà appuyer la bourgeoisie. Essayez dajourner congrès minorité C.G.T. Sous cette condition, je propose de demander à la réunion de notre bureau, le 28 décembre, de tenir conférence au commencement de janvier, exclusivement avec vos délégués. Vous enverrai détail 28 décembre. " Quand on leur proposait une action commune pour la défense des intérêts du prolétariat, les réformistes masquaient hypocritement leur refus en posant des conditions quils savaient impossibles et, comme cétait le cas ici, en ne songeant quà triompher sottement. Ils se faisaient les champions de lindépendance du mouvement syndical, mais en même temps liaient toute leur activité à la Société des Nations et au Bureau International du Travail, ces fragiles résidus du wilsonisme en quoi ils voulaient voir les bases dune démocratie nouvelle, une garantie contre la guerre et le fascisme. Quand la S.D.N. seffondra, ils furent parmi les victimes. Même alors ils refusèrent de comprendre la terrible leçon. En Tchécoslovaquie, la fédération du textile exigeait de chaque syndiqué quil signât une déclaration par laquelle il sengageait à militer pour Amsterdam et à renoncer à toute propagande pour lI.S.R. En Suisse, où les effectifs réformistes sélevaient à 300.000 et ceux des anarcho-syndicalistes à 35.000, les uns et les autres rivalisaient dans une campagne de dénigrement de la Révolution russe et dattaques réitérées contre lI.S.R. Lautre assaut que lInternationale syndicale rouge avait eu à subir dès sa naissance vint des anarcho-syndicalistes et de ceux qui prétendaient être des " syndicalistes purs ". Ils avaient vainement tenté dimposer leurs vues lors du premier congrès. Rentrés dans leur pays, ils prirent leur revanche en menant une campagne acharnée qui se développait parallèlement - et pas très différemment - à celle que menait la quasi-unanimité des journaux bourgeois de toutes tendances ; tous leurs efforts tendaient à troubler les ouvriers, à détruire en eux lenthousiasme qui les avait portés au premier jour vers la Révolution russe. Leurs campagnes, coïncidant avec le reflux de la poussée révolutionnaire daprès guerre, ne restaient pas sans résultat ; elles affaiblissaient dans une certaine mesure lI.S.R. mais sans profit pour eux-mêmes. Cependant, à la différence des leaders réformistes DAragona, Dugoni et autres qui navaient fait le voyage de Moscou que pour trouver des arguments contre lInternationale communiste, ils étaient sincères - au moins les meilleurs, car parmi eux les discoureurs prétentieux ne manquaient pas. Ce quils avaient vu en Russie était différent de ce quils avaient imaginé ; au lieu de chercher à comprendre le sens de la Révolution, son développement, de discerner dans les voies suivies par la Révolution celles quelle avait délibérément choisies et celles qui lui avaient été imposées par lintervention des Etats capitalistes et par la guerre civile, ils se bornaient à des affirmations sommaires ; ils étaient contre lArmée rouge, contre la dictature du prolétariat à laquelle ils sétaient tout dabord ralliés ; le communisme navait pas surgi dun coup sur les ruines : ils sen détournaient. LInternationale syndicale rouge fit tous ses efforts pour garder les syndicalistes sincères dans son sein, expliquant, dissipant ce qui pouvait nêtre que malentendus. Fin mais 1922, elle adressait un message aux membres de la C.N.T. espagnole. Le gouvernement venait de lever létat de siège, les garanties constitutionnelles étaient rétablies. Cétait loccasion, après trois années de dures répressions, de tirer les leçons des expériences quavait vécues le mouvement ouvrier de tous les pays dans cette période chargée dévénements importants. On sattendait, disait le message, à ce que fût donnée une orientation claire aux militants de la C.N.T. Au lieu de cela, on eut cette conférence de Saragosse, préparée avec le souci dominant de fabriquer une majorité, et des discours farcis de formules périmées, sans lien avec la réalité présente : il fallait, avant toute chose, obtenir une majorité pour la rupture avec lI.S.R. Faute grave, concluait le message, car il ny a pas de place pour une autre Internationale. La minorité, décidée à défendre ladhésion à lI.S.R., sorganisa dans des comités syndicalistes révolutionnaires et dégagea la signification du vote de rupture : " La conférence de Saragosse, dit-elle, a confirmé lexistence dun courant évolutionniste qui signifie le reniement dun passé plein dhéroïsme et de sacrifice. Lorientation adoptée à Saragosse est pire que le franc réformiste... La tendance qui a triomphé fait complètement abstraction des facteurs économiques. " Ses dirigeants sont si aveugles quils refusent de croire, quand on la leur signale, à une menace de coup dEtat qui va de nouveau les mettre hors la loi. Or Primo de Rivera semparera du pouvoir le 13 septembre 1923. Au Portugal, les dirigeants de la C.G.T. qui dénoncent, eux aussi, la dictature de Moscou, imposent la leur. Ils refusent la parole aux partisans de lI.S.R. ; un membre de lorganisation, Perfeito de Carvalho, revenant de Russie, ne peut présenter son rapport. La direction obtient ce quelle veut : ladhésion à lInternationale anarchiste de Berlin, mais ses manuvres ont découragé un grand nombre de délégués, 57 dentre eux sont absents au moment du vote - presque la moitié. Pour le secrétaire général, de Souza, " le capitalisme ne se maintient que par un phénomène dautosuggestion ". La France se trouvait alors dans une situation particulière. Il y avait, depuis la scission, deux centrales syndicales. La C.G.T. était sortie de ses manuvres considérablement affaiblie ; elle navait même plus 300.000 membres bien quelle en affichât 700.000 dans les documents officiels. La nouvelle centrale, qui a pris le nom de Confédération générale du Travail unitaire pour bien marquer sa volonté dunité, en a 450.000. Elle a tenu son congrès constitutif à Saint-Étienne du 25 juin au 1er juillet 1922. La direction provisoire où, par suite de circonstances fortuites, les anarchistes et les " syndicalistes purs " détenaient la majorité, a été éliminée. La résolution votée, par 743 voix contre 406, comporte ladhésion à lI.S.R. sous certaines conditions : larticle 11 des statuts, concernant la liaison organique entre lInternationale communiste et lI.S.R., devra être supprimé et remplacé par une disposition ainsi libellée : " LI.S.R. et lI.C. doivent, si besoin en est, se réunir en vue dactions communes ; dans les divers pays les syndicats et le Parti communiste doivent procéder de même sans toutefois porter atteinte à lindépendance des organisations. " Ainsi le 2e congrès peut souvrir dans des conditions bien différentes de celles existant lan passé. Les débats ne ségareront pas dans les dissertations soi-disant théoriques. La situation est claire. Le dimanche 19 novembre, les délégués sont rassemblés pour la première séance dans la grande salle de la Maison des syndicats et ils abordent tout de suite le rapport moral de Losovsky, sur lactivité de lI.S.R. pendant lannée écoulée. Pour faciliter lentente, le Bureau exécutif de lI.S.R. propose dadopter la modification aux statuts demandée par les délégués de la C.G.T.U. Larticle 11 fut supprimé et remplacé par les dispositions suivantes : " Afin de coordonner la lutte de toutes les organisations révolutionnaires, le Bureau exécutif pourra, si les circonstances lexigent, 1° conclure des accords avec le Comité exécutif de lInternationale communiste ; 2° tenir des réunions communes avec le Comité exécutif de lI.C. pour discuter les questions les plus importantes du mouvement ouvrier et organiser les actions communes ; 3° lancer des manifestes conjointement avec lI.C. " La discussion, devant le congrès, fut brève. Quelques délégués déclarèrent ne pas comprendre pourquoi on demandait labrogation de larticle 11 alors quon proposait de le remplacer par un texte qui ne changeait rien au fond. Il fallait bien admettre cependant que, pour les Français, la différence était appréciable puisquils en faisaient la condition de leur adhésion, et satisfaction leur fut donnée. * * * La question des rapports entre Parti politique et syndicats se trouvait également inscrite à lordre du jour du 4e congrès de lInternationale communiste qui avait lieu à la même époque. Intervenant au nom de la délégation italienne tout entière - comme il le souligna - Tasca déclara quil était peut-être nécessaire de faire des concessions à la France ou à tel autre pays, en considération de conditions locales particulières, mais que ces dispositions nétaient pas à leur place dans la thèse générale, car il faut éviter, précisa-t-il, que ces concessions " soient quelque chose qui concourt à enraciner de plus en plus cette situation sans issue que plusieurs camarades sont venus ici dénoncer... Même sil était vrai quen France les syndicats, par leur développement historique, ont à jouer dans la Révolution prolétarienne un rôle de direction, ce ne serait pas une raison pour renoncer au noyautage communiste ; ce serait au contraire une raison de plus pour faire ce noyautage et nous assurer notre part de direction dans la révolution prolétarienne. La seule raison quon peut opposer en France au noyautage, cest la méfiance des ouvriers envers le Parti communiste. Cest un cercle vicieux quil faut rompre nettement ; nous sommes persuadés que créer les conditions dun travail méthodique des communistes dans les syndicats, cest une question de vie ou de mort pour le Parti communiste français ". (17e séance, 20 novembre 1922.) * * * Ce problème délicat réglé, aisément cette fois, le congrès put consacrer toutes ses séances aux tâches pratiques qui étaient celles des syndicats : défense des travailleurs contre loffensive capitaliste et contre les manuvres des leaders réformistes ; ceux-ci, pour maintenir leur domination sur les syndicats, procédaient à des exclusions dès quune opposition à leur politique saffirmait ; un nouveau problème se trouvait ainsi posé, il fallait grouper les exclus, lier leur action à celle des syndicats, les y rattacher de quelque manière, souligner aux yeux des ouvriers laction scissionniste des réformistes. Enfin une grande place fut faite à la tâche urgente de lorganisation et de lactivité syndicales dans les pays coloniaux et semi-coloniaux. |