Table des Matières
1 -
Qu'est-ce que les amendes ?
2 - Comment infligeait-on les amendes auparavant
et pourquoi a-t-on fait
les nouvelles lois sur les amendes ?
3 - Pour quels motifs le fabricant peut-il infiger des
amendes ?
4 - Quel peut-être le montant de l'amende ?
5 - Quel est le mode d'imposition des amendes ?
6 - Où doit aller, selon la loi, l'argent des amendes ?
7 - Les lois sur les amendes s'étendent-elles à tous
les ouvriers ?
8 - Conclusion
QU'EST-CE QUE LES AMENDES ?
Demandez à un ouvrier s'il sait ce que sont les amendes ; il s'étonnera sans doute d'une pareille question. Comment pourrait-il ne pas le savoir, alors qu'il doit constamment en payer ? Y a-t-il là de quoi s'interroger ?
II
COMMENT INFLIGEAIT-ON LES AMENDES
AUPARAVANT ET POURQUOI A-T-ON FAIT LES
NOUVELLES LOIS SUR LES AMENDES ?
Les lois sur les
amendes existent depuis peu : depuis neuf ans seulement. Avant 1886, il n'existait aucune
législation à ce sujet. Les fabricants pouvaient infliger autant d'amendes qu'ils
voulaient et pour le motif. qui leur plaisait. Scandaleusement élevées, ces amendes leur
assuraient de gros revenus. Elles résultaient parfois d'une simple " décision du
patron " , sans autre indication de motif. Leur montant pouvait atteindre la
moitié du salaire, de sorte que pour un rouble de gain, l'ouvrier retournait au
patron cinquante kopecks sous forme d'amendes. Il arrivait même qu'en plus des amendes on
prélevât aussi un dédit : par exemple, 10 roubles pour départ de l'usine. Quand les
attaires du fabricant allaient mal, rien ne lui était plus facile que de réduire le
salaire en dépit des conditions de l'embauche. Il ordonnait à ses contremaîtres
d'infliger plus d'amendes et d'envoyer davantage de produits au rebut, ce qui revenait à
diminuer le salaire de l'ouvrier.
Longtemps, les
ouvriers endurèrent toutes ces brimades ; mais à mesure que les grandes usines et les
fabriques se développaient, en particulier dans le tissage, éliminant les petites
entreprises et les tisserands travaillant à la main, leur indignation contre l'arbitraire
et les vexations devint de plus en plus forte. Il y a une dizaine d'années, les affaires
des marchands et des fabricants connurent un ralentissement, autrement dit une
crise : les marchandises ne trouvaient plus d'acheteurs ; aussi les fabricants se
mirent-ils à multiplier les amendes. Les ouvriers au salaire déjà misérable, ne purent
supporter ces nouvelles brimades, et dans les provinces de Moscou, de Vladimir et de
Iaroslavl éclatèrent en 1885-1886 des révoltes d'ouvriers. Poussés à bout, les
ouvriers arrêtaient le travail et tiraient de leurs oppresseurs une terrible vengeance,
détruisant et incendiant parfois les bâtiments et les machines, assommant les
représentants de l'administration, etc.
La plus remarquable
de toutes ces grèves se produisit à Nikolskoïé (près de la gare d'Orékhovo, sur la
voie ferrée de Moscou à Nijni-Novgorod), à la manufacture bien connue de Timoféï
Morozov. Depuis 1882, Morozov ne cessait de réduire les salaires ; en 1884, il y avait
déjà eu cinq diminutions. D 'autre part les amendes se multipliaient : elles
atteignaient presque le quart du salaire (24 kopecks d'amende pour un rouble de gain) pour
l'ensemble de la fabrique, et même la moitié pour certains ouvriers. Voici comment
procédait l'administration, l'année qui précéda les troubles, pour dissimuler ces
amendes scandaleuses : elle obligeait les ouvriers dont les amendes atteignaient la
moitié de la paie à demander leur compte ; après quoi, le même jour s'ils le
désiraient, ces ouvriers pouvaient se faire réembaucher et recevoir un nouveau carnet de
paie. De cette façon, les carnet s où étaient portées des amendes par trop élevées
se trouvaient détruits. Pour un jour d 'absence injustifiée, on défalquait trois jours
de salaire ; pour avoir été surpris à fumer, on devait payer une amende de 3, 4 ou 5
roubles. Le 7 janvier 1885, les ouvriers, poussés à bout, quittèrent le travail et
mirent à sac pendant quelques jours l'appartement du contremaître Chorine, le magasin et
d'autres bâtiments de la fabrique. Cette révolte impressionnante d'une dizaine de
milliers d'ouvriers (leur nomhre atteignit 11000) épouvanta le gouvernement : on vit
aussitôt arriver à Orékhovo-Zouïévo la troupe, le gouverneur, le procureur de
Vladimir, le procureur de Moscou. Au cours des pourparlers avec les grévistes, des hommes
sortis de la foule remirent aux autorités les " conditions formulées par les
ouvriers eux-mêmes " : remboursement des amendes infligées depuis Pâques 1884 ;
taux maximum des amendes fixé à 5 % du salaire, c'est-à-dire pas plus de 5 kopecks par
rouble de gain et, pour une absence injustifiée d'un jour, pas plus d'un rouble. Les
ouvriers exigeaient en outre le retour aux salaires de 1881-1882 ; ils demandaient que le
patron payât les jours perdus par sa faute, que le licenciement comportât un préavis de
15 jours, que la marchandise fût réceptionnée en présence de témoins choisis parmi
les ouvriers, etc.
Cette puissante
grève produisit une très forte impression sur le gouvernement qui s'aperçut que les
ouvriers, quand ils agissent d 'un commun accord, constituent une force dangereuse,
surtout lorsque cette masse d'ouvriers agissant conjointement présente directement ses
revendications. Les fabricants sentirent eux aussi la force des ouvriers et devinrent un
peu plus prudents. Voici, par exemple, ce qu'on communiquait d'Orékhovo-Zouïévo dans le
Novoïé Vrémia. " Les troubles de l'an dernier (c'est-à-dire les troubles
de janvier 1885 chez Morozov) ont eu pour effet de chang.er d'un seul coup les vieilles
méthodes en honneur dans les fabriques, aussi bien à Orékhovo-Zouïévo que dans les
environs ". Autrement dit, les patrons de la fabrique Morozov ne furent pas les seuls
à devoir modifier leurs méthodes scandaleuses sur l'exigence unanime des ouvriers, mais
les fabricants des environs firent également des concessions dans la crainte de troubles
semblables chez eux. " L'essentiel, écrivait ce même journal, c'est que l'on
constate maintenant une attitude plus humaine à l'égard des ouvriers, ce qui n'était
jusqu'à présent le fait que d'un petit nombre d'administrateurs de fabrique ".
Les Moskovskié
Viédomosti elles-mêmes (journal qui prend toujours la défense des fabricants et
rejette tout sur les ouvriers) comprirent qu'il était impossible de conserver les
vieilles méthodes et durent reconnaître que les amendes arbitraires étaient " un
mal qui aboutit aux abus les plus révoltants " , que les magasins de fabrique
étaient " un véritable brigandage ", qu'une loi et un règlement relatifs aux
amendes étaient par conséquent indispensables.
L 'impression
considérable produite par cette grève fut encore renforcée par le verdict rendu à
l'égard des ouvriers. Trente-trois d'entre eux avaient été traduits en justice pour
excès au cours de la grève et agression contre la garde militaire (une partie des
ouvriers avaient été arrêtés pendant la grève et enfermés dans un bâtiment, mais
ils avaient brisé la porte et s'étaient échappés). Le jugement eut lieu à Vladimir en
mai 1886. Les jurés acquittèrent tous les accusés, car les dépositions des témoins
(au nombre desquels figuraient le propriétaire de la tabrique T. Morozov, le directeur
Dianov et beaucoup d 'ouvriers tisserands) mirent en lumière les brimades scandaleuses
subies par les ouvriers. Ce verdict était la condamnation directe non seulement de
Morozov et de son administration, mais aussi de toutes les anciennes méthodes en honneur
dans les fabriques.
Les défenseurs des
fabricants, alarmés, entrèrent en fureur. Ces mêmes Moskovskié Viédomosti qui,
après les troubles, reconnaissaient le caractère révoltant des anciennes méthodes,
changèrent de ton : " La manutacture de Nikolskoïé, dirent-elles, est parmi les
meilleures. Les ouvriers n'y sont ni asservis ni retenus de force ; ils y viennent de leur
plein gré et la quittent sans difficulté aucune. Quant aux amendes, elles répondent
dans les fabriques à une nécessité ; sans elles, il serait impossible de venir à bout
des ouvriers ; il ne resterait plus qu'à fermer la fabrique. " Pour ce journal, les
seuls fautifs sont les ouvriers, " indisciplinés, ivrognes et négligents ". Le
verdict du tribunal ne peut que " pervertir les masses populaires*". [* Les
fabricants et leurs défenseurs ont toujours estimé, et estiment encore, que si les
ouvriers se mettent à réfléchir à leur condition, à faire respecter leurs
droits et à s'opposer tous ensemble aux abus et aux brimades des patrons, tout cela n'est
que " perversion ". Les patrons ont évidemment intérêt à ce que les ouvriers
ne réfléchissent pas à leur condition et ne connaissent pas leurs droits.] " Mais
il est dangereux de plaisanter avec les masses populaires, s'écriaient les Moskovskié
Viédomosti. Que peuvent penser les ouvriers après le verdict d'acquittement du
tribunal de Vladimir? La nouvelle a aussitôt fait le tour de toute cette région
industrielle. Notre correspondant, qui a quitté Vladimir immédiatement après la lecture
du verdict, en a déjà entendu parler dans toutes les gares... "
Les fabricants
cherchaient ainsi à effrayer le gouvernement : si l'on cède aux ouvriers sur un point,
disaient-ils, ils réclameront demain autre chose.
Mais les troubles
ouvriers étaient plus redoutables encore et le gouvernement dut céder.
En juin 1886 fut
promulguée la nouvelle loi sur les amendes, qui indiqua les cas où il était permis de
les infliger, en fixa le montant maximum et établit que l'argent des amendes ne devait
pas aller dans la poche des fabricants, mais être consacré aux besoins des ouvriers.
Beaucoup d'ouvriers
ignorent cette loi, et ceux qui la connaissent croient que les atténuations apportées au
régimc des amendes sont venues du gouvernement, et que l'on doit en remercier les
autorités. Nous avons vu que c'est faux. Si révoltantes qu'aient été les vieilles
méthodes en usage dans les fabriques, les autorités n'ont rigoureusement rien fait pour
soulager les ouvriers tant que ceux-ci n'ont pas commencé à se révolter contre elles,
tant que les ouvriers, poussés à bout, n'en sont pas venus à détruire fabriques et
machines, à incendier marchandises et matériaux, à frapper les représentants de
l'administration et les fabricants. Alors seulement le gouvernement prit peur et céda.
Les ouvriers doivent remercier de cet adoucissement non pas les autorités, mais leurs
camarades qui ont exigé et obtenu la suppression de brimades scandaleuses.
L'histoire des
troubles de 1885 nous montre quelle force énorme recèle une protestation en commun des
ouvriers. Ce qu'il faut, c'est qu'on fasse de cette force un usage plus conscient, qu'elle
ne soit pas inutilement gaspillée à tirer vengeance de tel ou tel fabricant ou patron
d'usine, ou à mettre à sac telle ou telle fabrique ou usine détestée ; que toute cette
indignation et toute cette haine soient dirigées contre tous les fabricants et patrons
pris ensemble, contre toute la classe des fabricants et patrons d'usine, et
qu'elles soient toutes consacrées à une lutte ininterrompue, persévérante contre cette
classe.
Voyons maintenant en
détail nos lois sur les amendes. Pour bien les connaître, il nous faut examiner les
questions suivantes : 1) Dans quels cas ou pour quels motifs la loi permet-elle d'infliger
des amendes ? 2) Quel doit être, aux termes de la loi, le montant des amendes ? 3) Quel
est, selon la loi, le mode d'imposition des amendes ? autrement dit, qui peut légalement
infliger une amende ? Peut-on faire appel ? Comment doit-on porter à l'avance le tableau
des amendes à la connaissance de l'ouvrier ? Comment doit-on inscrire les amendes sur le
carnet de paie ? 4) Où doit aller, selon la loi, l'argent des amendes ? Où le
conserve-t- on ? Comment le dépense-t-on pour les besoins des ouvriers, et
pour quels besoins ? Enfin, dernière question : 5) La loi sur les amendes s
'applique-t-elle à tous les ouvriers ?
Quand nous aurons
examiné toutes ces questions, nous saurons ce qu'est une amende, mais aussi quels sont
tous les règlements particuliers et toutes les dispositions détaillées des lois russes
à ce sujet. Or, il est indispensable aux ouvriers de savoir ces choses pour pouvoir agir
en connaissance de cause lorsque les amendes sont injustifiées, pour être en mesure
d'expliquer à ses camarades la raison de telle ou telle injustice, soit que la
direction de la fabrique enfreigne la loi, soit encore que la loi elle-même comporte des
dispositions iniques, et pour choisir en conséquence la forme de lutte la plus
efficace contre les brimades.
POUR QUELS MOTIFS LE FABRICANT PEUT-IL
INFLIGER DES AMENDES ?
La loi déclare que
les motifs d'amende, c'est-à-dire les fautes pour lesquelles le patron de la tabrique ou
de l'usine est en droit de mettre ses ouvriers à l 'amende, peuvent être les suivants :
1) malfaçon ; 2) absence injustifiée ; 3) infraction à la discipline. " Aucune
sanction, est-il dit dans la loi, ne peut être infligée pour d'autres motifs. [La loi
dont nous parlons est le Statut de l'industrie, qui entre dans la seconde partie du
tome XI du Corps des lois russes. Elle comprend un certain nombre d'articles, qui sont
numérotés. Les articles relatifs aux amendes porteut les numéros 143, 144, 145, 146,
147,148, 149, 150, 151 et 152.] " Examinons attentivement, l'un après l 'autre,
chacun de ces trois motits.
Premier motif :
malfaçon. Il est dit dans la loi : " Sont considérées comme malfaçons la
fabrication de produits de mauvaise qualité, par suite de négligence de la part de
l'ouvrier et la détérioration, au cours du travail, des matières premières, machines
et autres moyens de production. " Il faut bien se rappeler ces mots : " par
suite de négligence ". Ils sont très importants. L 'amende ne peut donc être
infligée que pour cette raison. Si l'ouvrage se trouve être de mauvaise qualité sans
que ce soit dû à la négligence de l'ouvrier, mais du tait, par exemple, que le patron a
fourni de mauvais matériaux. le fabricant n'a pas le droit d'infliger une amende. Il faut
que cela soit clair pour tous les ouvriers, et qu'ils élèvent une protestation au cas
où on les mettrait à l'amende pour une malfaçon dont ils ne sont pas responsables, car
en pareil cas l'amende est parfaitement illégale. Prenons un autre exemple : un ouvrier
d'usine travaille à sa machine près d'une ampoule électrique. Un morceau de fer saute,
atteint l'ampoule et la casse. Le patron intlige une amende " pour détérioration de
matériel ". En a-t-il le droit ? Non, car ce n'est pas par négligence que
l'ouvrier a cassé l'ampoule : ce n'est pas sa faute si rien ne protégeait celle-ci
contre les éclats de fer qui ne manquent jamais de se détacher pendant le travail * . [*
Le cas s'est effectivement produit à Pétersbourg, dans les ateliers du port (de la
nouvelle Amirauté), dont le commandant, Verkhovski, est bien connu pour ses brimades à
l'égard des ouvriers. Après une grève. il substitua aux amendes pour bris d 'ampoule
des retenues sur le salaire, pour le même motif, mais frappant tous les ouvriers de
l'atelier. Il est évident que ces retenues sur le salaire ne sout pas moins illégales
que les amendes.]
Cette loi
protège-t-elle suffisamment l'ouvrier, le défend-elle contre l'arbitraire du patron et
les amendes injustifiées ? Non, évidemment, puisque le patron décide à sa guise de la
bonne ou de la mauvaise qualité de l'ouvrage ; il est toujours possible de chicaner, il
est toujours possible pour le patron d'aggraver les amendes pour mauvaise qualité de
l'ouvrage et, par ce moyen, de soutirer plus de travail pour le même salaire. La loi
laisse l'ouvrier sans défense, elle donne au patron la possibilité de brimer. Il est
clair que la loi avantage les fabricants : elle est partiale et injuste.
Comment aurait-il
fallu protéger l'ouvrier ? Les ouvriers l'ont montré depuis longtemps : lors
de la grève de 1885, les tisserands de la fabrique Morozov à Nikolskoïé formulèrent,
entre autres, la revendication suivante : " En cas de désaccord sur la qualité de
la marchandise livrée par l'ouvrier, la question doit être tranchée en faisant appel au
témoignage des ouvriers travaillant à proximité, le tout étant consigné sur le cahier
de réception et de contrôle des marchandises. " (Cette revendication figurait dans
le cahier établi " d'un commun accord par les ouvriers " et remis au procureur,
lors de la grève, par des hommes sortis de la foule. Il a été donné lecture de ce
cahier au tribunal.) Cette revendication est parfaitement justifiée, car le seul moyen de
s'opposer à l'arbitraire patronal est de faire appel à des témoins quand un différend
s'élève au sujet de la qualité de la marchandise, ces témoins devant être pris parmi
les ouvriers : les contremaîtres et les employés n'oseraient jamais prendre position
contre le patron.
Deuxième motif
d'amende : absence injustifiée. Qu'est-ce que la loi appelle absence injustif iée ? .
" L 'absence injustitiée, y dit-on, à la ditférence de l'arrivée tardive au
travail ou de l'abandon du travail sans autorisation, consiste à manquer au moins une
demi-journée de travail. " Aux termes de la loi, comme nous le verrons dans un
instant, l'arrivée tardive ou l'abandon du travail sans autorisation constituent des
" infractions à la discipline " et entraînent une amende moins élevée. Si
l'ouvrier arrive à l'usine avec quelques heures de retard, mais avant midi, ce sera
seulement une infraction à la discipline, et non une absence injustitiée ; par contre,
s'il n'est arrivé qu'à midi, c'est une absence injustifiée. De même, si un ouvrier
quitte son travail de sa propre autorité, sans autorisation, après midi, c'est-à-dire,
s'il s'absente quelques heures, ce sera une intraction à la discipline ; mais s 'il part
pour toute une demi-journée, ce sera une absence injustifiée. La loi stipule que le
fabricant a le droit de congédier un ouvrier pour une absence injustifiée de plus de
trois jours d'affilée ou pour un total d'absences injustifiées dépassant six jours dans
le mois. Une absence d'une demi journée ou d'une journée est-elle toujours considérée
comme une absence injustifiée ? Non. Uniquement quand elle n'était pas valablement
motivée. Les motifs valables d 'absence sont énumérés par la loi. Les voici : 1)
" l'ouvrier ne peut disposer librement de sa personne. " Autrement dit, si
l'ouvrier a, par exemple, été mis en état d'arrestation (sur ordre de la police ou par
décision du juge de paix), le fabricant n'a pas le droit, quand il le paie, de le frapper
d'une amende pour absence injustif iée ; 2) " ruine subite à la suite d'un accident
" ; 3) " incendie " ; 4) " inondation ". Si, par exemple,
lors du dégel, l'ouvrier n'a pu passer un cours d'eau, le fabricant n'a pas le droit de
le frapper d'une amende ; 5) " maladie ne permettant pas à l'ouvrier de
quitter son domicile " , et 6) " décès ou maladie grave des ascendants
directs, du mari, de la femme ou des entants ". Dans ces six cas, l'absence de
l'ouvrier est considérée comme motivée. Afin de ne pas être mis à l'amende pour
absence injustifiée, l'ouvrier n'a qu'à faire la preuve de sa bonne foi :
l'administration ne le croira pas sur parole s'il dit avoir été absent pour un motif
valable. Il doit avoir un certificat du docteur (dans le cas, par exemple, d'une maladie),
ou de la police (dans le cas, par exemple, d'un incendie). S'il est impossible de se
procurer le certificat sur-le-champ, il faut l'apporter plus tard et exiger, en vertu de
la loi, que l'amende ne soit pas infligée, ou, si elle l'a déjà été, qu'elle soit
annulée.
A propos de ces
dispositions de la loi quant aux motifs valables d'absence, il est à noter qu'elles sont
aussi sévères que si elles s'appliquaient à des soldats en caserne, et non à des
hommes libres. Ces dispositions sont calquées sur celles qui définissent les raisons
légales de non-comparution en justice : si quelqu'un est accusé d'un délit, le juge
d'instruction le convoque et le prévenu est tenu de se présenter. La non-comparution
n'est autorisée que pour les raisons précises qui justifient l'absence de l'ouvrier*. [*
A l'exception d'un seul cas : l'" incendie " , qui n'est pas mentionné dans la
loi relative à la convocation des prévenus.] C'est dire que la loi est aussi sévère
pour les ouvriers que pour les filous, voleurs, etc. Chacun comprend pourquoi les
dispositions relatives à la comparution en justice sont si sévères : la poursuite des
délits concerne toute la société. Mais qu'un ouvrier se présente ou non au travail,
cela intéresse seulement un fabricant, et non toute la société ; de plus, il est facile
de remplacer un ouvrier par un autre pour que le travail ne soit pas interrompu. Cette
rigueur toute militaire de la législation ne s'imposait donc en aucune façon. Mais les
capitalistes ne se bornent pas à prendre à l'ouvrier tout son temps pour qu'il travaille
à la fabrique ; ils veulent également lui enlever toute volonté, l'empêcher de
s'intéresser ou de penser à quoi que ce soit en dehors de la fabrique. Ils traitent
l'ouvrier en personne dépendante. D'où ces règlements de caserne, bureaucratiques et
tracassiers. Nous venons, par exemple, de voir que la loi reconnaît comme motif valable
d'absence " la mort ou la maladie grave des ascendants directs, du mari, de la femme
ou des enfants ". C'est ce que dit la loi sur la comparution en justice. C'est
exactement ce que dit aussi la loi sur la présence de l'ouvrier au travail. Donc, si
l'ouvrier perd, par exemple, non pas sa femme mais sa soeur, il ne doit pas manquer une
journée de travail, il ne doit pas perdre de temps pour l 'enterrement : son temps ne lui
appartient pas, il appartient au fabricant. Quant à l'enterrement, à quoi bon s'en
inquiéter ? La police peut très bien s'en charger. D'après la loi sur la comparution en
justice, l'intérêt de la famille doit céder le pas aux intérêts de la société qui
est tenue de poursuivre les délinquants. D'après la loi sur la présence au travail, les
intérêts de la famille de l'ouvrier doivent céder le pas aux intérêts du fabricant
qui est tenu, lui, de réaliser des bénéfices. Et ces messieurs si vertueux qui
élaborent, appliquent et défendent de pareilles lois osent encore accuser les ouvriers
de ne pas goûter la vie de famille !...
Voyons si la loi sur
les amendes pour absence injustifiée est équitable. Si un ouvrier abandonne son travail
pour un ou deux jours, son absence est considérée comme injustifiée, et cela lui vaut d
'être puni ; si l'absence dure plus de trois jours, il peut même être licencié.
Supposons maintenant que le fabricant interrompe le travail (s'il manque de commandes, par
exemple), ou ne donne du travail que cinq jours par semaine au l ieu de six. Si les
travailleurs étaient effectivement égaux en droits aux fabricants, la loi devrait être
pour le fabricant la même que pour l'ouvrier. L'ouvrier qui interrompt son travail perd
son salaire et paye une amende. Le fabricant qui interrompt volontairement le travail
devrait donc, d 'abord, payer à l'ouvrier le salaire complet correspondant au temps
chômé et, ensuite, encourir également une amende. Mais la loi ne prévoit ni l'un ni
l'autre. Cet exemple confirme bien ce que nous avons déjà dit des amendes, à savoir
qu'elles marquent l'asservissement des ouvriers par le capitaliste, qu'elles indiquent que
les ouvriers constituent une classe inférieure, dépendante, condamnée à travailler
toute la vie pour les capitalistes et à les enrichir moyennant un salaire de misère qui
ne suffit pas à leur assurer une vie tant soit peu supportable. Que les fabricants paient
une amende pour interruption volontaire du travail, il ne saurait en être question. Mais
ils ne paient pas non plus leur salaire aux ouvriers lorsque l'arrêt du travail n'est pas
imputable à ces derniers. C'est là une injustice révoltante. La loi se borne à
préciser que le contrat entre fabricant et ouvrier est rompu " au cas d 'un arrêt
de travail de plus de sept jours, à la fabrique ou à l'usine, par suite d 'un incendie,
d'une inondation, d 'un éclatement de chaudière ou pour tout autre motif analogue
". Les ouvriers doivent s'attacher à obtenir qu'une disposition oblige les
fabricants à verser le montant des salaires pendant toute la durée de l'interruption des
travaux. Cette revendication a déjà été présentée publiquement par les ouvriers
russes le 11 janvier 1885, lors de la fameuse grève chez T. Morozov [Il est à remarquer
qu'à cette époque (1884-1885), les cas d'arrêt de travail non imputables aux ouvriers
étaient très fréquents dans les fabriques du fait de la crise qui sévissait alors dans
le commerce et l'industrie : les fabricants n'arrivaient pas à écouler leurs
marchandises et s'efforçaient de réduire la production. En décembre 1884, par exemple,
la grande manufacture Voznessensk (dans la province de Moscou, près de la gare de
Talitsa. sur la voie ferrée de Moscou à Iaroslavl) réduisit le nombre des journées de
travail à quatre par semaine. Les ouvriers, qui travaillaient aux pièces, ripostèrent
par une grève qui se termina au début de janvier 1885 par la capitulation du
fabricant.]. Dans le cahier des revendications figurait celle-ci : " La retenue pour
absence injustif iée ne doit pas dépasser un rouble et le patron doit aussi payer les
jours chômés par sa faute, à savoir, le temps d'arrêt et de réfection des machines,
et qu'à cet effet chaque jour chômé soit inscrit dans le carnet de paie ". La
première revendication des ouvriers (l'amende pour absence injustifiée ne doit pas
dépasser un rouble) a été satisfaite et inscrite dans la loi de 1886 sur les amendes.
La seconde revendication (que le patron paye les jours chômés par sa faute) n'a pas
été satistaite, et les ouvriers auront encore à batailler pour qu'elle le soit. La
lutte en faveur de cette revendication ne pourra être couronnée de succès que si tous
les ouvriers ont pris clairement conscience de l'iniquité de la loi et de ce qu'ils
doivent exiger. Chaque fois qu'une fabrique ou une usine s'arrête, et que les ouvriers ne
sont pas payés, ils doivent protester contre l'injustice du procédé ; ils doivent
insister pour que chaque journée leur soit payée tant que le contrat avec le fabricant
n'aura pas été annulé , s'adresser à l'inspecteur dont les explications convaincront
les ouvriers qu'effectivement la loi est muette là-dessus et les amèneront à discuter
cette loi. Ils doivent, quand c'est possible, porter plainte et demander que le fabricant
soit tenu de verser une somme correspondant à leur salaire et, enfin, formuler la
revendication générale du paiement des salailes pendant les jours chômés.
Troisième motif
d'amende : " infraction à la discipline ". La loi considère qu'il y a
infraction à la discipline dans les huit cas suivants : 1) " arrivée tardive au
travail ou abandon du travail sans autorisation " (nous avons déjà dit en quoi ce
point diffère de l'absence injustitiée) ; 2) " non-observation, dans les locaux de
l'usine ou de la fabrique, des règles de sécurité contre l'incendie, au cas où le
directeur de la fabrique ou de l'usine ne jugerait pas utile de dénoncer, en vertu de
l'annexe 1 à l'article 105 , le contrat d'embauchage conclu avec les ouvriers ".
Autrement dit, si un ouvrier enfreint les règles de sécurité contre l'incendie, la loi
permet au fabricant soit de le frapper d'une amende, soit de le licencier ("
dénoncer le contrat d'embauchage " , pour reprendre les termes de la loi) ; 3)
" non-ohservation des règlements visant à faire régner la propreté dans les
locaux de l'usine ou de la fabrique " ; 4) " tapage, cris, injures,
disputes ou rixes pendant le travail " ; 5) " désobéissance ". Au sujet
de ce dernier point, il convient de noter que le fabricant n'a le droit d'infliger une
amende pour " désobéissance " que lorsque l'ouvrier n'a pas
respecté une exigence légale, c'est-à-dire prévue par le contrat. S'il s'agit d'une
exigence arbitraire, non prévue par le contrat passé entre l'ouvrier et le patron, il ne
saurait être question d'infliger une amende pour " désobéissance ". Par
exemple, un ouvrier est occupé, conformément à son contrat, à un travail aux pièces.
Le contremaître lui ordonne d'interrompre son travail et d'en commencer un autre. L
'ouvrier refuse. Dans ce cas, une amende pour désobéissance serait irrégulière, car
l'ouvrier a été embauché par contrat pour un travail déterminé et, du fait qu'il
travaille aux pièces, passer à un autre genre d'occupation équivaudrait pour lui à
travailler pour rien ; 6) " arrivée au travail en état
d'ébriété " ; 7) " jeux d'argent interdits (jeux de cartes, jeu à pile ou
face, etc.) " et 8) " non-observation du règlement intérieur de la fabrique
". Ce règlement est établi par le patron de chaque fabrique ou usine, et
sanctionné par l'inspecteur du travail. Des extraits en sont reproduits dans les carnets
de paie. Les ouvriers doivent lire ce règlement et le connaître afin de vérifier si les
amendes qu'on leur inflige pour infraction au règlement intérieur sont justifiées ou
non. Il faut distinguer entre ce règlement et la loi. La loi est la même pour toutes les
fabriques et usines ; les règlements intérieurs varient d'une fabrique à l'autre. La
loi est ratifiée ou annulée par le souverain ; le règlement intérieur, par
l'inspecteur du travail. C'est pourquoi, si ce règlement est vexatoire pour les ouvriers,
on peut en demander l'annulation à l'inspecteur (et, en cas de refus, porter plainte
contre ce dernier au Bureau du Travail). Afin de montrer la nécessité d'établir une
distinction entre la loi et le règlement intérieur, prenons un exemple. Supposons qu'un
ouvrier soit, à la demande du contremaître, puni d'une amende pour ne pas s'être
présenté au travail un jour férié ou en dehors des heures réglementaires. L'amende
est-elle régulière ? Pour répondre à cette question, il faut connaître le règlement
intérieur. Au cas où il n'y est pas spécitié que l'ouvrier, s'il en est requis, doit
faire des heures supplémentaires, l'amende est illégale. Mais au cas où il est stipulé
dans le règlement que l'ouvrier, s'il en est requis par la direction, doit venir au
travail les jours fériés ou en dehors des heures réglementaires, l'amende est légale.
Pour obtenir la suppression de cette obligation, les ouvriers doivent non pas protester
contre les amendes, mais exiger la modification du règlement intérieur. Il faut que tous
les ouvriers se mettent d'accord ; ils pourront alors, par une action unanime, obtenir
l'annulation de ce règlement.
IV
QUEL PEUT ETRE LE MONTANT DE L'AMENDE ?
Nous connaissons
maintenant tous les cas où la loi permet d'infliger des amendes aux ouvriers. Voyons ce
qu'elle dit de leur montant. La loi ne fixe pas un montant déterminé pour toutes les
fabriques et usines. Elle indique seulement la limite à ne pas dépasser. Cette limite
est spécifiée pour chacun des trois motifs d'amende (malfaçon, absence injustifiée,
infraction à la discipline}. Pour l'absence injustif iée, le montant maximum de l'amende
est calculé de la façon suivante : si l'ouvrier est payé à la journée, l'amende
(calculée en totalisant les amendes pour le mois entier) ne doit pas dépasser le salaire
de six jours de travail, c'est-à-dire qu'on ne peut, en un mois, infliger pour motif
d'absence injustifiée une amende supérieure au salaire de six jours*. [* On ne donne pas
le maximum de l'amende encourue pour un seul jour d'absence injustifiée par un ouvrier
payé à la journée. Il est dit simplement qu'elle est " proportionnelle au salaire
de l'ouvrier". Le montant des amendes est précisé dans chaque fabrique par le
tableau des sanctions pécuniaires, comme nous le verrons par la suite.] Mais dans le cas
d'un salaire aux pièces, le montant maximum de l'amende pour absence injustifiée est de
1 rouble par jour et de 3 roubles par mois au plus. En outre, l'ouvrier qui s'absente sans
raisons valables perd son salaire pour toute la durée de l'absence. Quant aux amendes
pour infraction à la discipline, elles sont limitées à un rouble pour chaque
infraction. Enfin, en ce qui concerne les amendes pour malfaçon, la loi ne fixe aucune
limite. Un maximum général est également fixé pour l'ensemble des trois sortes
d'amendes, qu'elles sanctionnent des absences injustitiées, des infractions à la
discipline ou des malfaçons. Toutes ces retenues, prises ensemble, " ne doivent pas
dépasser un tiers du salaire devant être effectivement versé à l'ouvrier au jour
normalement prévu pour la paie ". C'est-à-dire que si l'ouvrier doit recevoir,
disons, 15 roubles, la loi interdit de lui prendre plus de 5 roubles pour infractions,
absences injustifiées et malfaçons. Si le total des amendes dépasse ce maximum, le
fabricant doit déduire le surplus. Mais alors la loi lui donne un autre droit : celui
d'annuler le contrat si le montant des amendes de l'ouvrier dépasse le tiers de sa
paie**.[** L'ouvrier qui estime irrégulière cette rupture du contrat peut se
pourvoir en justice, mais le délai qui lui est accordé pour cela est très court : un
mois (à compter, bien entendu, du jour du Iicenciement).]
De ces dispositions
de la loi au sujet des montants maximum des amendes, il faut dire qu'elles sont trop
sévères pour l'ouvrier et favorisent le seul fabricant au détriment de l'ouvrier. Tout
d'abord, la loi admet un montant trop élevé des amendes : jusqu 'à un tiers du salaire.
C'est un taux scandaleux. Comparons ce maximum à certains cas d'amendes particulièrement
fortes. Un inspecteur du travail de la province de Vladimir, M. Mikouline (qui a écrit un
livre sur la nouvelle loi de 1886), indique quel était le niveau des amendes dans les
fabriques avant cette loi. C'est dans les tissages qu'il était le plus élevé, les
amendes les plus fortes y atteignant 10 % du salaire des ouvriers : un dixième du
salaire. M. Peskov, inspecteur du travail de la province de Vladimir, signale dans son
rapport [Premier rapport pour l'année 1885. Seuls les premiers rapports des inspecteurs
du travail furent imprimés. Le gouvernement en arrêta aussitôt la publication. Elles
devaient être jolies, les méthodes en honneur dans les fabriques, pour que l'on craigne
ainsi d'en publier la description!] des exemples d'amendes particulièrement lourdes
: la plus forte est de 5 roubles 31 kopecks pour un salaire de 32 roubles 31 kopecks, ou
16,4 % (16 kopecks par rouble), soit moins du sixième du salaire. Cette amende est
qualif iée de lourde, appréciation qui n'émane pas d'un ouvrier, mais d'un inspecteur.
Or, la loi permet d 'infliger des amendes deux fois plus fortes : d'un tiers du salaire,
soit 33 kopecks 1/3 par rouble . Il est évident que, dans les fabriques qui se
respectent, les amendes n 'atteignaient pas le montant autorisé par nos lois. Voyons les
chiffres relatifs aux amendes à la manutacture de T. Morozov , à Nikolskoïé, avant la
grève du 7 janvier 1885. Au dire des témoins, elles étaient plus élevées que dans les
fabriques des environs. Elles étaient si révoltantes qu 'elles poussèrent à bout 11000
personnes. Nous ne nous tromperons sûrement pas si nous considérons la manutacture
Morozov comme le type de la fabrique où les amendes étaient scandaleusement élevées.
Quel était le montant de ces dernières ? Ainsi que nous l'avons déjà dit, le
contremaître Chorine a déclaré au tribunal que les amendes atteignaient la moitié de
la paie et variaient en général de 30 à 50 % , soit de 30 à 50 kopecks par rouble.
Mais, d'abord, cette déposition ne s'appuie pas sur des chiffres précis et, ensuite,
elle ne concerne que des cas isolés ou un seul atelier. Au procès des grévistes, on
donna lecture de quelques chiffres concernant les amendes. On cita 17 exemples de paie
(mensuelle) et d'amendes : le total des salaires est de 179 roubles 6 kopecks, et celui
des amendes de 29 roubles 65 kopecks, soit 16 kopecks d'amende par rouble de salaire.
Parmi ces 17 cas, l'amende la plus forte atteignait 3 roubles 85 kopecks pour un salaire
de 12 roubles 40 kopecks,ce qui fait 31 kopecks 1/2 par rouble, soit moins encore que ce
que permet la loi. Mais le mieux est de prendre les chiffres pour toute la fabrique. En
1884, le montant des amendes fut supérieur à celui des années précédentes : 23
kopecks 1/4
par rouble (c'est là le chittre le plus
élevé : il a varié de 20 3/4 à 23 1/4 %). Ainsi, dans une fabrique devenue célèbre
par le taux scandaleux de ses amendes, celles-ci étaient néanmoins inférieures à
celles qu'autorise la loi russe .... Cette loi protège bien les ouvriers, il n'y a pas à
dire . Voici ce qu'exigeaient les grévistes de chez Morozov : " Les amendes ne
doivent pas dépasser 5 % par rouble de salaire : un avertissement doit être donné à
l'ouvrier dont le travail est jugé mauvais et il ne doit pas être convoqué plus de deux
fois par mois ". Les amendes autorisées par nos lois ne peuvent se comparer qu'aux
intérêts exigés par les usuriers. Il est douteux qu'un fabricant ose infliger des
amendes aussi fortes ; la loi l'y autorise, mais les ouvriers ne le permettront pas [On ne
saurait manquer de souligner à ce sujet que M. Mikhaïlovski, ex-inspecteur principal du
travail dans le district de Pétersbourg, croit devoir qualifier cette loi de "
réforme profondément humaine, qui fait le plus grand honneur à la sollicitude du
gouvernement impérial de Russie pour les classes laborieuses ". (Cette appréciation
figure dans un livre sur l'industrie en Russie. édité par le gouvernement russe à
l'occasion de l'Exposition universelle de 1893 à Chicago). La voilà bien, la
sollicitude, du gouvernement russe !!! Avant cette loi, et en
l'absence de toute loi, il se trouvait encore parmi les fabricants des rapaces qui
retenaient à l'ouvrier jusqu 'à 23 kopecks par rouble. Dans sa sollicitude pour les
ouvriers la loi a décreté qu'il ne fallait pas retenir plus de 33 1/3 kopecks
(trente-trois kopecks et un tiers) par rouble ! Mais on peut désormais, tout à fait
légalement, retenir trente-trois kopecks sans le tiers. " Réforme profondément
humaine " , en vérité!].
Nos lois relatives
au montant des amendes ne se distinguent pas seulement par le fait qu'elles constituent
une brimade scandaleuse, mais encore par leur injustice criante. Si l'amende est trop
élevée (plus du tiers du salaire), le fabricant peut dénoncer le contrat, mais
l'ouvrier ne se voit pas accorder le même droit, c'est-à-dire le droit de quitter la
fabrique si on lui inflige tant d'amendes qu'elles dépassent le tiers du salaire. Il est
clair que la loi ne se soucie que du fabricant, comme si les amendes n'étaient imputables
qu'à des fautes commises par l'ouvrier. Mais en fait, chacun sait que les fabricants et
les patrons d 'usine infligent fréquemment des amendes sans qu'il y ait faute de la part
de l'ouvrier, par exemple pour l'obliger à fournir un effort plus intense. La loi ne fait
que protéger le fabricant contre la négligence de l'ouvrier, mais elle ne protège pas
l'ouvrier contre l'avidité des fabricants. C'est dire qu'en l'occurrence, les ouvriers
n'ont aucun recours. C'est à eux de prendre leur sort en mains et d'engager la lutte
contre les fabricants.
QUEL EST LE MODE D'IMPOSITION DES AMENDES ?
Nous avons déjà
dit qu'aux termes de la loi, les amendes sont infligées " de sa propre autorité
" par le directeur de la fabrique ou de l'usine. En ce qui concerne les plaintes qui
pourraient être formées à ce sujet, la loi déclare : " Les décisions du
directeur de la fabrique ou de l'usine relatives aux sanctions infligées à l'ouvrier
sont sans appel. Toutefois si, lors de la visite de la fabrique ou de l'usine par des
fonctionnaires de l'inspection du travail, il ressort des déclarations faites par les
ouvriers que des retenues ont été opérées à leur détriment contrairement aux
prescriptions de la loi, le directeur sera poursuivi ". Cette disposition est, on le
voit, très vague et contradictoire : d 'une part, on dit à l'ouvrier qu'il lui est
inmpossible de réclamer contre l'imposition d'une amende. Mais, d'autre part, on dit que
les ouvriers peuvent " déclarer " à l'inspecteur que des amendes leur ont
été infligées " contrairement aux prescriptions de la loi ". Quiconque n'a
pas eu l'occasion d'étudier les lois russes pourrait demander où est la différence
entre " déclarer qu'une chose est illégale " et " se plaindre qu'une
chose soit illégale ". Il n'y en a pas, mais le but de cette clause chicanière est
très clair : la loi voudrait limiter le droit de l'ouvrier à se plaindre des fabricants
qui infligent injustement et illégalement des amendes. A présent, si un ouvrier vient à
se plaindre à l'inspecteur d'avoir été mis illégalement à l'amende, l'inspecteur peut
lui répondre . " La loi n'autorise aucune réclamation relative à l'imposition des
amendes." Se trouvera-t-il beaucoup d'ouvriers au courant des ruses de la loi pour
rétorquer : " Je ne réclame pas, je me borne à faire une déclaration " ? Les
inspecteurs sont chargés précisément de veiller à l'application des lois sur les
rapports entre ouvriers et fabricants. Ils sont tenus de recevoir toutes les réclamations
relatives à l 'inobservation de la loi. D 'après le règlement (cf. les Instructions
aux fonctionnaires de l'inspection du travail, approuvées par le ministre des
Finances), un inspecteur doit avoir des jours de réception, à raison d'un jour au moins
par semaine, pour donner des explications orales à tous ceux qui lui en demanderaient, et
ces jours de réception doivent être affichés dans chaque fabrique. De cette façon, si
les ouvriers connaissent la loi et s'ils sont fermement décidés à ne tolérer aucune
dérogation, les ruses de la loi dont il vient d'être question seront vaines et les
ouvriers sauront la faire respecter. Ont-ils le droit de se faire rembourser les amendes
si celles-ci ont été infligées à tort ? Le bon sens exigerait naturellement que la
réponse soit : oui. Il est, en ettet, inadmissible que le fabricant puisse infliger une
amende à tort et ne pas restituer l'argent retenu à tort. Mais il se trouve que, lors de
la discussion de cette loi au Conseil d'Etat, il fut décidé de passer intentionnellement
la question sous silence. Les membres du Conseil d'Etat ont estimé qu'accorder aux
ouvriers le droit d 'exiger le remboursement des sommes indûment retenues "
affaiblirait aux yeux des ouvriers l'autorité dévolue au directeur de fabrique pour
faire régner la discipline parmi le personnel ". Voilà comment raisonnent nos
hommes d 'Etat lorsqu'il s'agit des ouvriers. Si un fabricant a retenu indûment de
l'argent à un ouvrier, celui-ci ne doit pas avoir le droit de réclamer que son argent
lui soit rendu. Et pourquoi prendre son argent à l'ouvrier ? Parce que les réclamations
" affaiblissent l'autorité du directeur " . C'est dire assez que "
l'autorité des directeurs " et " la discipline à la fabrique " ne
reposent que sur l'ignorance où sont les ouvriers de leurs droits et sur le fait qu'ils
" ne doivent pas oser " se plaindre de la direction de l'entreprise, même si
elle enfreint la loi . C'est dire que nos hommes d'Etat craignent tout simplement que les
ouvriers ne s'avisent de contrôler le bien-fondé des amendes. Les ouvriers doivent être
reconnaissants aux membres du Conseil d'Etat de cette franchise qui leur montre ce qu'ils
peuvent attendre du gouvernement. Ils doivent montrer qu'ils se considèrent comme des
hommes au même titre que les fabricants et qu 'ils ne sont pas disposés à se laisser
traiter comme du bétail. Ils doivent donc se faire un devoir de ne pas laisser sans
réclamation une seule amende injustifiée, et d'en exiger le remboursement en s'adressant
à l'inspecteur ou , si celui-ci refuse, en déposant une plainte eu justice. Et même si
les ouvriers n'obtiennent rien ni de l'inspecteur ni du tribunal, leurs efforts n'auront
pas été vains : ils ouvriront les yeux aux ouvriers, leur montreront comment nos lois
traitent leurs droits.
Nous savons donc à
présent que les amentdes sont infligées par les directeurs " de leur propre
autorité ". Mais d'une fabrique à l'autre le taux des amendes peut différer (car
la loi se contente de fixer le maximum), de même que le règlement intérieur. C'est
pourquoi la loi exige que toutes les infractions passibles d 'amendes, ainsi que le
montant de l'amende correspondant à chaque infraction, soient préalablement indiqués
dans un tableau des sanctions. Ce tableau est établi par chaque fabricant ou
patron d'usine, et approuvé par l'inspecteur du travail. La loi exige qu'il soit affiché
dans chaque atelier.
Pour qu'il soit
possible de vérifier si les amendes ont été dûment infligées, et d'en contrôler le
nombre, il est indispensable qu'elles soient, toutes sans exception, inscrites
correctement. La loi exige que les amendes soient portées sur le carnet de paie de
l'ouvrier " dans les trois jours ". Cette inscription
doit indiquer, tout d'abord, le motif précis de la sanction (c'est-à-dire la raison
exacte de l'amende, qu'il s'agisse d'une malfaçon, d'une absence injustitiée, ou d'une
infraction à la discipline) et, en second lieu, le montant de la retenue opérée sur le
salaire. L'inscription des amendes dans le carnet de paie est nécessaire pour que les
ouvriers puissent vérif ier si l'amende a été infligée dans des conditions
régulières et formuler en temps utile une réclamation si une illégalité a été
commise. Les amendes doivent ensuite être toutes consignées dans un registre
spécialement coté et paraphé que toute fabrique ou usine doit posséder afin de
permettre un contrôle lors des inspections.
A ce propos, il
n'est peut-être pas superflu de dire deux mots des réclamations contre les fabricants et
les inspecteurs, car la plupart du temps les ouvriers ne savent pas comment et à qui les
adresser. D'après la loi, toute réclamation concernant urne infraction à la loi,
commise dans une usine ou une fabrique, doit être présentée à l'inspecteur du travail.
Celui-ci est tenu de recevoir les
réclamations, qu'elles soient présentées oralement ou par écrit. Si l'inspecteur du
travail ne fait pas droit à la réclamation, on peut s'adresser à l'inspecteur principal
qui est tenu, lui aussi, d'avoir ses jours de réception pour entendre les requêtes qui
lui sont présentées. En outre, le bureau de l'inspecteur principal doit être ouvert tous
les jours à ceux qui ont besoin de renseignements ou d'explications, ou désirent
établir une demande (cf. les Instructions aux fonctionnaires de l'inspection du
travail, page 18). On peut faire appel de la décision de l'inspecteur devant le Bureau
provincial du Travail *. [* De qui se compose le Bureau du Travail ? Du gouverneur, du
procureur, du chef de la gendarmerie, d 'un inspecteur du travail et de deux fabricants.
Si l'on y ajoutait, le directeur de la prison et l'officier commandant les cosaques,
on aurait là tous les fonctionnaires qui incarnent " la sollicitude du gouvernement
impérial de Russie pour les classes laborieuses ".] La loi prévoit pour ses
réclamations un délai d'un mois à compter du jour où l' inspecteur a fait connaître
sa décision. On peut ensuite, dans le même délai, faire appel de la décision du Bureau
du Travail devant le ministre des Finances.
Vous voyez que la
loi indique un très grand nombre de personnes à qui l'on peut adresser des
réclamations. Et l'on notera que le fabricant et l'ouvrier ont ici exactement les mêmes
droits. Le malheur, c'est que cette protection reste uniquement sur le papier. Le
fabricant a toute possibilité de formuler des réclamations : il a du temps libre, les
moyens de prendre un avocat, etc. ; et c'est pourquoi les fabricants portent effectivement
plainte contre les inspecteurs, vont jusqu'au ministre et se sont déjà assuré divers
avantages. Alors que pour l'ouvrier, ce droit de porter plainte n'est qu'un vain mot.
Avant tout, il n'a pas le temps d'aller trouver les inspecteurs et d'assiéger les
bureaux. Car il travaille, et toute " absence injustitiée "
lui vaut une amende. Il n'a pas d'argent pour prendre un avocat. Il ignore la loi et ne
peut par conséquent faire prévaloir son bon droit. Quant aux autorités, bien loin de
vouloir faire connaître la loi aux ouvriers, elles s'efforcent de la leur cacher. A qui
en douterait nous citerons la disposition suivante des Instructions aux fonctionnaires
de l'inspection du travail (ces instructions, approuvées par le ministre, indiquent
quels sont les droits et les devoirs des inspecteurs du travail ) : " Toute
explication donnée par l'inspecteur du travail au propriétaire ou au directeur d'un
établissement industriel au sujet d'infractions à la loi et aux arrêtés d'application,
doit être fournie hors de la présence de l'ouvrier *." [* Note à l'article 26 des Instructions.]
Et voilà. Si le fabricant viole la loi, l'inspecteur ne doit pas lui en parler en
présence des ouvriers : le ministre le lui interdit . Sinon, il pourrait se faire que
les ouvriers apprennent à connaître la loi et qu'il leur prenne envie d'en exiger
l'application. Ce n'est pas sans raison que les Moskovskié Viédomosti ont écrit
que tout cela ne serait que
"
perversion " !
Tout ouvrier sait qu
'il lui est presque im possible d'élever une réclamation, surtout contre l'inspecteur.
Nous ne voulons évidemment pas dire que les ouvriers ne doivent pas déposer de
réclamations : au contraire, il ne faut pas manquer de réclamer chaque fois qu'on en a
la moindre possibilité, car c'est seulement ainsi que les ouvriers parviendront à
connaître leurs droits et à comprendre dans l'intérêt de qui sont faites les lois
ouvrières. Nous voulons seulement dire qu'on ne peut, par des réclamations, obtenir une
amélioration sérieuse et générale de la situation des ouvriers. Pour atteindre ce
résultat, il n'est qu'un moyen : l'union des ouvriers pour défendre ensemble leurs
droits, pour lutter contre les brimades patronales, pour obtenir un salaire plus décent
et la réduction de la journée de travail.
VI
OU DOIT ALLER, SELON LA LOI, L' ARGENT DES AMENDES ?
VII
LES LOIS SUR LES AMENDES S'ETENDENT-ELLES A
TOUS LES OUVRIERS ?
Comme la plupart des
lois russes, les lois sur les amendes ne s'étendent ni à toutes les fabriques et usines,
ni à tous les ouvriers. Quand il promulgue une loi, le gouvernement russe a toujours peur
qu'elle n'offense messieurs les fabricants et patrons d'usine ; que les finasseries des
règlements administratifs et les droits et devoirs des fonctionnaires ne viennent heurter
d'autres règlements administratifs (qui sont chez nous innombrables), ou les droits et
devoirs d 'autres fonctionnaires qui se jugeront mortellement offensés si quelque nouveau
fonctionnaire empiète sur leur domaine, et qui dépenseront des flots d'encre officielle
et des rames de papier dans un échange de lettres sur " la délimitation des
services de leur ressort ". C'est pourquoi il est si rare qu'une loi entre en vigueur
dans toute la Russie à la fois, sans comporter des exceptions, un timide échelonnement
dans son application, ou la possibilité pour les ministres et autres fonctionnaires
d'accorder des dérogations.
On l'a bien vu pour
la loi sur les amendes qui, nous l'avons dit, suscita un tel mécontentement chez
messieurs les capitalistes et ne fut promulguée que sous la pression de redoutables
révoltes ouvrières.
Tout d'abord, la loi
sur les amendes ne s'applique qu'à une petite partie de la Russie *. [* Cette loi fait
partie du " règlement spécial relatif aux rapports entre fabricants et
ouvriers ". Ce " règlement spécial "
n'est applicable que dans " les localités où l'industrie a pris un grand
développement " et que nous indiquerons par la suite.] Cette loi a été
promulguée, nous l'avons dit, le 3 juin 1886, et est entrée en vigueur le 1er octobre
1886 dans trois provinces seulement : celles de Saint-Pétersbourg, de Moscou et de
Vladimir. Cinq ans plus tard, elle était étendue aux provinces de Varsovie et de
Pétrokov (11 juin 1891). Puis, après trois ans encore, à 13 autres provinces (celles de
Tver, Kostroma, Iaroslavl, Nijni-Novgorod et Riazan, au centre ; celles d'Estonie et de
Livonie dans les pays baltes ; celles de Grodno et de Kiev, à l'Ouest ; celles de
Volhynie, de Podolie, de Kharkov et de Kherson au Sud), en vertu de la loi du 15 mars
1894. En 1892, les règlements relatifs aux amendes ont été étendus aux industries et
exploitations minières privées.
Les progrès rapides
du capitalisme dans le Sud de la Russie et le développement prodigieux de l'industrie
minière y rassemblent d'importantes masses ouvrières et obligent le gouvernement à se
hâter.
Le gouvernement, on
le voit, est très lent à renoncer au régime antérieurement en vigueur dans les
fabriques. Notons en outre qu'il n'y renonce que sous la pression des ouvriers
: le renforcement du mouvement ouvrier et les grèves en Pologne ont entraîné
l'extension de la loi aux provinces de Varsovie et de Pétrokov (dont fait partie la ville
de Lodz). La grande grève aux manufactures Khloudov (district de Iégorievsk, province de
Riazan) a eu pour résultat immédiat l'extension de la loi à la province de Riazan. De
toute évidence, le gouvernement, lui non plus, " ne s'estime pas en droit "
d'ôter à messieurs les capitalistes le privilège d 'infliger des amendes à leur guise
et sans contrôle, tant que les ouvriers ne s'en sont pas mêlés.
En second lieu, la
loi sur les amendes, comme d'ailleurs tous les règlements sur le contrôle des fabriques
et usines, ne s'applique pas aux établissements de l'Etat et des institutions
d'assistance gouvernementales. Les usines de l'Etat ont déjà une administration
" aux petits soins " pour l'ouvrier, que la loi ne veut pas
gêner par un règlement sur les amendes. En effet, à quoi bon contrôler les usines de
l'Etat quand le directeur est lui-même un fonctionnaire ? Les ouvriers peuvent se
plaindre de lui à lui-même. Quoi d'étonnant si,
parmi ces directeurs des usines de l'Etat on
compte des individus aussi odieux que M. Verkhovski, commandant du port de Pétersbourg?
En troisième lieu,
le règlement sur l'utilisation des fonds des amendes pour les besoins de l'ouvrier ne
s'étend pas aux ateliers de chemins de fer lorsque la ligne qu'ils desservent possède
des caisses de retraite ou des caisses d'épargne et de secours mutuel. L'argent des
amendes est versé à ces caisses.
Toutes ces
dérogations ont semblé encore insuffisantes, et la loi a donné aux ministres (des
Finances et de l'Intérieur) le droit, d'une part, de " dispenser de l'observation
" de ce règlement " les fabriques et usines peu importantes, en cas de réelle
nécessité " , et, d'autre part, d'étendre ce règlement aux exploitations
artisanales " importantes ".
Il ne suffit donc
pas que la loi ait chargé un ministre de rédiger un règlement sur les amendes ; elle a
encore donné le droit à des ministres de dispenser certains fabricants d'obéir à la
loi ! Voilà jusqu'où va l'amabilité de nos lois à l'égard de messieurs les fabricants
! Une instruction ministérielle précise que les dispenses ne seront accordées qu 'aux
fabricants pour lesquels le Bureau du Travail " a l'assurance que le propriétaire
de l'entreprise ne portera pas préjudice aux intérêts des ouvriers ". Les
fabricants et les inspecteurs du travail sont si bons amis qu'ils se croient mutuellement
sur parole. A quoi bon faire peser sur le fabricant la contrainte d'un règlement, quand
il " donne l'assurance " qu'il ne portera pas préjudice aux intérêts des
ouvriers ? Et si l'ouvrier essayait de demander à l'inspecteur ou au ministre de le
décharger du règlement en l' " assurant " qu 'il ne portera pas préjudice aux
intérêts du fabricant ? On prendrait sans aucun doute cet ouvrier pour un fou . C'est ce
qu'on appelle l'" égalité en droits " des
ouvriers et des fabricants.
Quant à l'extension
du règlement sur les amendes aux entreprises artisanales importantes, elle n'a , jusqu
'à présent (en 1893), pour autant qu'on le sache, concerné que les bureaux chargés de
distribuer la cha îne aux tisserands travaillant à domicile. Les ministres ne sont
nullement pressés d 'étendre l'application du règlement sur les amendes. Toute la masse
des ouvriers qui travaillent à domicile pour des patrons, les grands magasins, etc.,
demeure complètement soumise à l'arbitraire des patrons. Il est plus difficile à ces
ouvriers de se réunir, de se mettre d'accord pour revendiquer, d'organiser la lutte en
commun contre les brimades des patrons ; aussi ne fait-on pas attention à eux.
VIII
CONCLUSION
Nous connaissons
maintenant à fond nos lois et notre règlement sur les amendes, tout ce système si
compliqué qui rebute l'ouvrier par sa sécheresse et son jargon administratif.
Nous pouvons à
présent revenir à la question posée au début, au fait que les amendes sont le fruit du
capitalisme, c'est-à-dire d'une forme d'organisation de la société où le peuple se
divise en deux classes : les propriétaires de la terre, des machines, des fabriques et
des usines, des matières premières et des denrées, et ceux qui ne possèdent rien en
propre et doivent par conséquent se vendre aux capitalistes et travailler pour eux.
Les ouvriers
travaillant pour un patron ont-ils été de tout temps obligés de lui payer des amendes
pour les malfaçons ?
Dans les petites
exploitations, par exemple chez les artisans des villes et leurs ouvriers, il n 'y a pas d
'amendes. Ici, pas de coupure complète entre l'ouvrier et le patron : ils vivent et
travaillent ensemble. L'idée ne peut venir au patron d'infliger des amendes, puisqu'il
veille lui-même au travail et peut toujours faire rectifier ce qui ne lui plaît pas.
Mais les petites
exploitations et les petits métiers de ce genre disparaissent graduellement. Ni les
artisans ni les petits paysans ne peuvent soutenir la concurrence des grosses fabriques et
usines, des gros patrons qui utilisent de meilleurs instruments et des machines, ainsi que
l'effort conjoint de nombreux ouvriers. Aussi voyons-nous les artisans et les petits
paysans se ruiner de plus en plus , s'embaucher comme ouvrier dans les fabriques et les
usines, déserter les villages et partir à la ville.
Dans les grosses
fabriques et usines, les rapports entre patron et ouvriers ne sont plus du tout les mêmes
que dans les petits ateliers. Le patron est tellement au dessus de l'ouvrier par sa
richesse et par sa situation sociale, qu'un véritable abîme les sépare, que souvent ils
ne se sont même jamais vus et n'ont rien qui les rapproche. L'ouvrier n'a aucune
possibilité de percer et de devenir patron : il est condamné à rester éternellement un
non-possédant, travaillant pour des richards qu'il ne connaît pas. Au lieu des deux ou
trois ouvriers du petit patron, il y en a maintenant des quantités qui viennnent de
différentes localités et se succèdent continuellement. Au lieu d'ordres particuliers
donnés par le patron, un règlement général, obligatoire pour tous les ouvriers. Les
anciens rapports permanents entre patron et ouvriers disparaissent : le patron ne fait
aucun cas de l'ouvrier car il lui est toujours facile d'en trouver un autre dans la foule
des chômeurs prêts à s'embaucher n'importe où. De la sorte le pouvoir du patron sur
les ouvriers augmente. Et le patron profite de ce pouvoir pour maintenir à coups d
'amendes l'ouvrier dans le cadre strict du travail en usine. L'ouvrier a dû se résigner
à cette nouvelle limitation de ses droits et de son salaire, car il est désormais
impuissant en face du patron.
Les amendes ont donc
fait leur apparition il n 'y a pas très longtemps, en même temps que les grosses
fabriques et usines, en même temps que le grand capitalisme, en même temps que le fossé
qui sépare complètement les riches patrons et les ouvriers gueusards. Les amendes ont
été le résultat du développement intégral du capitalisme et de l'asservissement
intégral de l'ouvrier.
Mais ce
développement des grosses fabriques et cette pression accrue de la part des patrons ont
encore eu d 'autres conséquences. Les ouvriers, complètement réduits à l'impuissance
en face des fabricants, commencèrent à comprendre qu'ils étaient promis à une
déchéance et à une misère totales s'ils demeuraient désunis. Ils commencèrent à
comprendre que, pour échapper à la famine et à la dégénérescence qui les guettent
sous le capitalisme, il n'existe pour eux qu'un moyen : s'unir afin de lutter contre les
fabricants, d'obtenir des salaires plus élevés et de meilleures conditions d'existence.
Nous avons vu
quelles brimades révoltantes nos fabricants en étaient venus à infliger aux ouvriers
dans les années 80, et comment ils ont fait des amendes un moyen d 'abaisser les
salaires, qui venait s'ajouter à la réduction des tarifs. L'oppression des ouvriers par
les capitalistes était alors à son comble.
Mais cette
oppression a aussi provoqué une résistance de la part des ouvriers, qui se sont dressés
contre leurs oppresseurs et ont vaincu. Pris de peur, le gouvernement a fait droit à
leurs revendications et s'est hâté de promulguer la loi réglementant les amendes.
C'était là une
concession aux ouvriers. Le gouvernement croyait qu'en promulguant des lois et un
règlement sur les amendes, en instituant des allocations prélevées sur le fonds des
amendes, il donnerait du même coup satisfaction aux ouvriers et les amènerait à oublier
leur cause commune, leur lutte contre les fabricants.
Mais ces espoirs
d'un gouvernement désireux de passer pour le défenseur des ouvriers, seront déçus.
Nous avons vu combien la nouvelle loi est injuste pour les ouvriers, combien les
concessions qui leur sont faites sont infimes si on les compare ne fût-ce qu'aux
revendications formulées par les grévistes de chez Morozov ; nous avons vu comment on a
laissé subsister partout des échappatoires à l'intention des fabricants désireux de
violer la loi, et comment on a pris dans leur intérêt un règlement sur les allocations,
qui à l'arbitraire des patrons ajoute celui des fonctionnaires.
Quand cette loi et
ce règlement seront appliqués, quand les ouvriers apprendront à les connaître et se
rendront compte, par leurs conflits avec la direction, à quel point la loi les opprime,
ils prendront peu à peu conscience de leur état de dépendance. Ils comprendront que
seule la misère les a forcés à travailler pour les riches et à se contenter pour leur
peine d'un salaire dérisoire. Ils comprendront que le gouvernement et ses fonctionnaires
sont avec les fabricants, et que les lois sont faites pour que le patron puisse plus
facilement serrer la vis à l'ouvrier.
Et les ouvriers
apprendront, enfin, que la loi ne fera rien pour améliorer leur situation tant qu 'ils
dépendront des capitalistes, car la loi sera toujours pour les fabricants capitalistes,
car ceux-ci trouveront toujours les moyens de tourner la loi.
Quand ils l'auront
compris, les ouvriers verront qu'il ne leur reste qu'un moyen de se défendre : s'unir
pour lutter contre les fabricants et contre le régime d 'injustice établi par la loi.
Ecrit au cours de
l'automne 1895.
Paru pour la première fois
en brochure à Pétersbourg en 1895.
Conforme à l'édition de
1895,
confrontée avec celle de 1897.