Vladimir Lénine

Exploitations Collègiales et Collèges de Redressement
(Rousskoié Bogatstvo)

(1895)

 

    On connaît depuis longtemps la solution que proposent les populistes au problème du capitalisme en Russie et qui, ces derniers temps, a été exposée avec le plus de relief par le Rousskoïé Bogatstvo. Les populistes ne nient pas l'existence du capitalisme et sont obligés d'en reconnaître le développement . Ils considèrent toutefois que le capitalisme n'est pas chez nous un processus naturel et nécessaire couronnant l'évolution séculaire de l'économie marchande en Russie, mais un accident qui n'a pas de racines solides et montre seulement qu'on s'est écarté de la voie prescrite par toute l'histoire de la nation. " Nous devons, disent les populistes, choisir d'autres voies pour notre patrie ", quitter la voie du capitalisme et " communaliser " la production en tirant parti des forces existantes de " toute " la " société ", qui, selon eux, commence déjà à se rendre compte de la carence du capitalisme.
    Il est évident que s'il est possible de choisir une autre voie pour la patrie, si toute la société commence à prendre conscience de cette nécessité, la " communalisation " de la production n'offre guère de difficultés et n'exige pas une certaine période historique pour la préparer. Il suffira d 'élaborer le plan de cette communalisation et de convaincre les intéressés qu'elle est réalisable, pour que la " patrie " abandonne la voie erronée du capitalisme et s'engage dans celle de la socialisation.
    Chacun conçoit l'intérêt prodigieux d'un tel plan qui ouvre d'aussi radieuses perspectives. Aussi le public russe doit-il être infiniment reconnaissant à M. Ioujakov, l'un des collaborateurs permanents du Rousskoïé Bogatstvo, d'avoir bien voulu se charger de son élaboration. Dans le numéro de mai du Rousskoïé Bogatstvo nous trouvons son article " Une utopie en matière d 'instruction ", avec ce sous-titre : " Plan pour un enseignement secondaire général et obligatoire ".
    Quel rapport cela a-t-il avec la " communalisation " de la production ? demandera le lecteur. Un rapport des plus directs, car le plan de M.  Ioujakov est très vaste. L'auteur projette la création, dans chaque canton, d 'un collège englobant toute la population, masculine et féminine, d'âge scolaire (de 8 à 20 ans, 25 ans au maximum). Ces collèges doivent constituer des associations de production dont l'activité serait d'ordre agricole et moral, qui non seulement entretiendraient par leur travail la population des collèges (laquelle comprendrait, selon M. Ioujakov, un cinquième de toute la population), mais fourniraient en outre les moyens d'entretenir toute la population enfantine. Un calcul détaillé effectué par l'auteur pour un " collège-canton " type (qu'il appelle aussi : " collège-ferme ", " exploitation collégiale " ou " collège agricole ") montre que le collège pourvoirait, ni plus ni moins, à l'entretien de plus de la moitié de toute la population locale. Si l'on considère que chaque collège de ce genre (il est prévu pour toute la Russie 20 000 doubles collèges, c'est-à-dire 20 000 pour les garçons et autant pour les filles) est doté de terre et de moyens de production (on envisage l'émission par les zemstvos. avec la garantie de l'Etat, d'obligations à 4.5 % d'intérêts et 0,5 % d'amortissement), on comprendra combien "vaste" est en effet le " plan " de M. Ioujakov. La production est collectivisée pour toute une moitié de la population. Du coup, la patrie se trouve donc engagée dans une autre voie. Et ce résultat est obtenu " sans aucune dépense (sic!) pour le gouvernement, les zemstvos et le peuple ". Cela " ne semble utopique qu'au premier abord " ; en fait, c'est " bien plus facile à réaliser que l'instruction primaire générale ".
    M. Ioujakov certifie que l'opération financière requise à cet effet " n'a rien de chimérique ni d'utopique " , et qu'elle sera réalisée, nous l'avons vu, non seulement sans dépense, sans la moindre dépense, mais sans même qu 'il faille modifier " les programmes scolaires existants ".  M. Ioujakov fait observer très justement que " tout cela revêt une portée considérable si l'on entend ne pas se borner à une expérience, mais réaliser effectivement l'instruction générale ". Certes, il déclare " ne pas s'être assigné pour but de dresser un projet pratique " ; mais son exposé n 'en fixe pas moins le nombre des collégiens et des collégiennes pour chaque établissement, la main-d'oeuvre indispensable à l'entretien de toute la population des collèges, la composition du corps enseignant et du personnel administratif, ainsi que les moyens de subsistance des membres du collège et le traitement des maîtres, des médecins, des techniciens et des contremaîtres. Il fait le compte détailIé des journées de travail exigées par les travaux agricoles, de la quantité de terre à attribuer à chaque collège et des moyens financiers nécessaires pour couvrir les frais d'établissement. Il prévoit ce qu'on fera, d'une part, des allogènes et des membres des différentes sectes, qui ne pourront profiter des bienfaits de l'enseignement secondaire général, et, d'autre part, de ceux qui auront été renvoyés des collèges pour mauvaise conduite. Les calculs de l'auteur ne se limitent pas à un seul collège type. Loin de là. Il envisage la création de 20 000 doubles collèges et indique comment se procurer les terrains nécessaires et recruter " un personnel qualifié d'enseignants, d 'administrateurs et d 'économes ".
    On conçoit l 'intérêt passionnant que présente un plan de ce genre ; intérêt non seulement théorique (il est évident qu 'un plan de " communalisation " de la production élaboré de façon aussi concrète doit achever de convaincre tous les sceptiques et confondre tous ceux qui nient la possibilité de réaliser des plans de cette nature), mais encore pratique, vivant. Il serait étrange qu'un projet d'organisation de l'enseignement secondaire général et obligatoire n 'attirât pas l'attention des hautes sphères gouvernementales, surtout quand l'auteur de la proposition affirme catégoriquement que l'entreprise n'entraînera " aucune dépense ", que les " difficultés seront moins d'ordre financier et, économique que d'ordre culturel " , et que, d'ailleurs, ces difficultés " ne sont pas insurmontables ". Ce projet doit, intéresser directement le ministère de l'Instruction publique, mais aussi les ministères de l'Intérieur, des Finances, de l 'Agriculture et même, nous le verrons plus loin, le ministère de la Guerre. C'est probablement au ministère de la Justice que devront être rattachés les " collèges de redressement " projetés. Nul doute que d'autres ministères ne s'intéressent également à ce projet qui, selon M. Ioujakov, " répondra à tous les besoins énumérés ci-dessus (instruction et entretien) , et sans doute aussi à beaucoup d 'autres ".
    Aussi sommes-nous certains que le lecteur ne nous en voudra pas de procéder à un examen détaillé de ce projet si remarquable.
    L'idée maîtresse de M. Ioujakov est la suivante : la saison d'été, exempte d'occupations scolaires, est consacrée aux travaux agricoles. En outre, les élèves ayant terminé leurs études au collège y demeurent un certain temps en qualité d'ouvriers ; ils s'acquittent des travaux d 'hiver et sont employés à des activités artisanales qui complètent les travaux agricoles et permettent à chaque collège d 'entretenir par son travail tous les élèves et tous les ouvriers, ainsi que l'ensemble du personnel enseignant et administratif, et de couvrir les frais d'instruction. Ces collèges, dit fort justement M. Ioujakov, seraient de grandes coopératives  agricoles. Cette dernière expression, soit dit en passant, montre sans la moindre équivoque que nous sommes en droit de considérer le plan de M. Ioujakov comme l'amorce de la " communalisation " de la production préconisée par les populistes ; comme partie intégrante de cette voie nouvelle dans laquelle la Russie doit s'engager afin d'éviter les péripéties du capitalisme.
    " A l'heure actuelle, raisonne M. Ioujakov, on quitte le collège entre 18 et 20 ans, et parfois un ou deux ans plus tard. Avec l 'instruction obligatoire... ce retard sera encore plus fréquent. On terminera ses études plus tard, et les trois classes supérieures seront composées d'élèves de 16 à 25 ans, si 25 ans est l'âge limite au-delà duquel le renvoi de l'élève est prononcé même s'il n'a pas terminé ses études. Par conséquent, compte tenu du contingent supplémentaire des vétérans de cinquième année, on peut affirmer que le tiers environ des élèves du collège seront... en âge de travailler. " Même en abaissant ce pourcentage jusqu'au quart, comme le fait l'auteur dans ses calculs ultérieurs en adjoignant aux huit classes du collège les deux classes de l'école primaire préparatoire (pour les enfants de huit ans ne sachant pas lire), on obtient un nombre très élevé de travailleurs qui, aidés d'ouvriers à mi-temps, suffiraient aux travaux d'été. Toutefois, note avec raison M. Ioujakov, "une ferme-collège de dix classes nécessitera un certain contingent d 'ouvriers pour l'hiver ". Où les prendre ? Il propose deux solutions : 1) embaucher des ouvriers ( " dont les plus méritants pourraient être intéressés au revenu "). L 'exploitation collégiale doit rapporter un revenu et justifier cette embauche. Mais " une autre solution semble préférable " à notre auteur : 2) Les élèves qui auront terminé le collège seront tenus de travailler pour rembourser les frais d'instruction et d'entretien qu'ils ont nécessités dans les petites classes. C'est leur " premier devoir ", ajoute M. Ioujakov, qui, bien entendu, ne parle que de ceux qui ne peuvent acquitter les frais de scolarité. Ce sont eux qui formeront le contingent indispensable des ouvriers d'hiver et le contingent complémentaire des ouvriers d'été.
    Telle est la première particularité de l'organisation prévue, appelée à " communaliser" par le groupement en artels agricoles, un cinquième de la population. A elle seule, cette particularité montre ce que sera cette autre voie que l'on choisit pour la patrie. Le travail salarié, qui est aujourd 'hui le seul moyen d'existence pour ceux " qui ne peuvent acquitter les frais de scolarité " et de subsistance, est remplacé par un travail obligatoire gratuit. Mais cela ne doit pas nous troubler : n'oublions pas qu'en revanche, la population jouira des bienfaits de l'instruction secondaire générale.
    Poursuivons. L'auteur propose de créer des collèges à part pour les garçons et pour les filles, faisant ainsi une concession au préjugé qui règne sur le continent européen contre l'enseignement mixte, lequel, à vrai dire. serait plus rationnel. " 50 élèves par classe ou 500 pour les dix classes, soit 1000 par exploitation collégiale (500 garçons et 500 filles), seront un contingent tout à fait normal " pour un collège moyen. Celui-ci comprendra 125 " paires d'ouvriers " et un nombre correspondant d'ouvriers à mi-temps. " Quand j'aurai fait observer, dit Ioujakov, qu'un pareil nombre d'ouvriers est capable de mettre en valeur , en Petite Russie par exemple, 2 500 déciatines de champs cultivés, chacun comprendra la force prodigieuse que représenterait le travail d 'un collège !... "
    Mais, en plus de. ces ouvriers, il y aura les " ouvriers permanents " " travaillant pour rembourser " les frais d 'instruction et d'entretien. Combien seront-ils ? La promotion annuelle sera de 45 élèves, garçons et filles. Le tiers des garçons fera son service militaire (au lieu du quart actuellement. L'auteur porte la proportion à un tiers en réduisant à 3 ans la durée du service) pendant trois ans. " Il n 'y aura pas injustice à placer les deux autres tiers dans les mêmes conditions, c'est-à-dire à les retenir au collège et à les faire travailler pour récupérer les frais de leurs propres études et des études de leurs camarades appelés sous les drapeaux. Toutes les jeunes filles pourront également être retenues pour la même raison. "
    L'organisation du régime nouveau instauré dans la patrie après qu'elle aura choisi une autre voie se dessine de plus en plus nettement. Aujourd'hui, tous les sujets russes doivent faire le service militaire ; mais comme le nombre des personnes en âge de servir est supérieur à celui des soldats requis, on procède à un tirage au sort. Une fois la production                        " communalisée " , les recrues seront toujours désignées par le tirage au sort, mais on se propose de " placer les autres dans les mêmes conditions " , c'est à-dire qu'ils seront tenus de faire trois ans de service, non plusdans l'armée, il est vrai, mais en travaillant au collège. Ils devront travailler pour rembourser les frais d'entretien de leurs camarades appelés sous les drapeaux. Tous seront-ils astreints à ce travail ? Non pas. Seulement ceux qui ne pourront acquitter les frais de scolarité. L'auteur avait déjà fait cette réserve précédemment, et nous verrons plus loin que pour ceux qui peuvent payer le prix de leurs études, il envisage des collèges spéciaux du type ancien. Mais alors, se demandera-t-on, pourquoi le remboursement des frais d'entretien des jeunes gens sous les drapeaux incombe-t-il à ceux de leurs camarades incapables de payer les frais d'études et non à ceux qui en ont les moyens ? La raison en est très simple. Si l'on divise les collégiens en payants et non-payants, il est évident que la structure actuelle de la société n'est pas affectée par la réforme : M. Ioujakov s'en rend lui-même fort bien compte. Cela étant, on conçoit que  les dépenses générales de l'Etat (pour l'armée) soient supportées par ceux qui n'ont pas de moyens d 'existence * , [ * Sinon la domination des premiers sur les seconds serait impossible.] tout comme ils les supportent à l'heure actuelle sous forme d'impôts indirects, etc. En quoi se distingue alors le nouveau régime ? En ceci qu'actuellement ceux qui sont sans ressources peuvent vendre leur force de travail, tandis que sous le nouveau régime ils seront astreints à travailler gratuitement (c'est-à dire au pair). Il ne fait pas l'ombre d'un doute que la Russie évitera ainsi tous les péripéties du régime capitaliste. Le travail salarié libre qui menace d 'engendrer " la plaie du prolétariat " est éliminé et remplacé. . . par le travail gratuit obligatoire.
    Et rien d'étonnant si des hommes placés dans les conditions d'un travail gratuit olbligatoire se trouvent dans une situation qui correspond à ces conditions. Ecoutez plutôt ce que ce populiste (cet "a mi du peuple ") s'empresse d'ajouter :
    " Si, en outre, on autorise les mariages entre les jeunes gens qui, leurs études terminées, sont restés pour 3 ans au collège ; si l'on construit des logements à part pour les ouvriers mariés ; et si les revenus du collège permettent de leur accorder, à la sortie de l'établissement, une allocation, même modeste, en argent et en nature, ce séjour de trois ans au collège sera beaucoup moins onéreux que le service militaire... "
    N 'est-il pas évident que des conditions aussi avantageuses inciteront la population à faire des pieds et des mains pour entrer dans les collèges ? Jugez plutôt : d'abord, il sera permis de se marier. Il est vrai que, selon les lois en vigueur, point n'est besoin de cette autorisation (des autorités). Mais n'oubliez pas qu'il s'agira de collégiens et de collégiennes, âgés de vingt-cinq ans, certes, mais de collégiens tout de même. Si le mariage est interdit aux étudiants de l'Université, peut-on le permettre aux collégiens ? Et puis, l'autorisation dépendra de la direction du collège, donc d'hommes pourvus d'une instruction supérieure : aucun abus n'est donc à craindre. Oui, mais ceux qui auront terminé le collège et y resteront comme ouvriers permanents ne seront plus des collégiens. Néanmoins, l'autorisation de se marier les concernera également, bien qu'ils aient entre 21 et 27 ans. Force nous est de reconnaître que la nouvelle voie choisie par la patrie comporte une certaine réduction de la capacité civile des citoyens russes ; mais il faut considérer que les bienfaits de l'instruction secondaire générale ne peuvent être acquis sans sacrifices. En second lieu, on aménagera pour les ouvriers mariés des logements à part, qui ne seront sans doute pas pires que les réduits où vivent à l'heure actuelle les ouvriers des fabriques. En troisième lieu, les ouvriers permanents recevront " une modeste allocation ". Il est certain que la population préférera les avantages de cette vie tranquille, sous l'égide tutélaire de l'administration, aux tribulations du capitalisme, au point que certains ouvriers resteront à demeure au collège (sans doute en reconnaissance de la permission de se marier) . " Un petit contingent d'ouvriers permanents, définitivement fixés au collège et s'y sentant en famille (sic ! !), complétera la main-d'oeuvre. C'est ainsi que l'on peut, sans verser dans l'utopie, concevoir le recrutement d'une main-d'oeuvre pour notre collège agricole. "
    Qu'y a-t-il, en effet, d'" utopique " dans tout cela ? Une main-d'oeuvre permanente et gratuite " se sentant en famille " chez des patrons qui leur donnent l'autorisation de se marier...  interrogez donc le prem ier vieux paysan que vous rencontrerez, et fort de sa propre expérience, il vous dira que tout cela est parfaitement réalisable.

(A suivre)

[La suite n'a jamais paru dans le Samarski Vestnik. (N. R.) ]

Ecrit au cours de l'automne 1895.
Paru le 25 novembre 1895, dans le journal " Samarski Vestnik " 26 n° 254,
sous la signature : K. T-ine

Conforme au texte du " Samarski Vestnik "

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