Table des Matières .
Préface
d'Albert Camus |
Alfred Rosmer Moscou sous
Lénine
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1921 I Peu après mon retour à Moscou, je rencontrai Losovsky ; il me parla dune importante réunion syndicale qui devait avoir lieu dans la soirée. Il men indiqua lobjet en termes si vagues que je ne pouvais savoir de quoi il sagissait réellement ; mais cela me rappela une conversation du train au cours de laquelle Trotsky avait fait allusion aux préoccupations de la direction du Parti au sujet de lorganisation de la production, en particulier du rôle des syndicats dans ce domaine. Cette réunion fut bientôt suivie de plusieurs autres sur le même thème, les journaux en donnèrent des comptes rendus. La question prit très vite une ampleur extraordinaire ; divers groupes se formèrent au sein du Comité central, sopposant publiquement les uns aux autres ; il fut dès lors possible de saisir exactement la nature du problème posé, se suivre une discussion qui allait provoquer de profonds remous et devait marquer une date importante dans la vie du Parti. Le régime appelé " communisme de guerre ", né de la guerre aurait dû mourir avec elle ; il lui survivait parce quon hésitait sur le caractère de lorganisation qui devrait le remplacer ; on cherchait, on tâtonnait, on ne se décidait pas ; il nest que juste de mentionner ici quaprès leffort épuisant quavait exigé la guerre, on éprouvait, dans toutes les couches de la société soviétique, un besoin légitime de souffler. Cependant cette survie présentait de sérieux dangers. Le communisme de guerre, qui navait de communisme que le nom - le communisme présuppose labondance et cétait la pénurie - avait été une nécessité de la guerre imposée par les Blancs et par lEntente. Pour résister à la poussée de la contre-révolution pendant trois ans renaissante, aux interventions française, anglaise et américaine, il avait été indispensable déquiper lArmée rouge, et cet équipement, si sommaire fût-il, absorbait une énorme part des ressources du pays ; tout, dans la production, était orienté vers la guerre, et pour nourrir larmée et les ouvriers des usines, on réquisitionnait les produits agricoles dans les campagnes. Cette réquisition était brutale par sa nature même - elle irritait et en même temps décourageait les paysans puisquon ne leur laissait rien de plus que ce quil fallait pour leur subsistance - elle létait parfois encore plus quil nétait nécessaire par suite de linintelligence ou de la suffisance de jeunes bolchéviks grisés par un pouvoir dont ils disposaient soudain. Les paysans lavaient néanmoins supportée, mais à présent, leur patience, ou leur bonne volonté, était épuisée. Ce quon a appelé après la deuxième guerre mondiale la reconversion de léconomie de guerre en économie de paix mais qui aurait paru alors une expression bien ambitieuse, cétait le problème que la République des soviets devait résoudre. Lheure était venue de desserrer létreinte. En une image frappante, Trotsky avait caractérisé, devant le Comité central, lexcès de centralisation auquel la guerre civile avait conduit : " Nous avons planté un immense encrier sur la place Rouge, et chacun, pour écrire, doit venir y tremper sa plume. " Un organisme avait bien été créé pour aménager léconomie du pays : cétait le Conseil suprême de léconomie, mais pour des raisons diverses, il remplissait mal son rôle, et les syndicats, qui y occupaient une place prépondérante, sacquittaient mal de leur tâche. Cherchant à en découvrir les raisons, Trotsky, au temps où il était commissaire aux transports, syndiqué comme travailleur de lindustrie, sétait fait désigner comme délégué du syndicat au Conseil général de la Confédération générale des syndicats et, ainsi, participait à ses réunions. Ce qui lavait frappé tout dabord cétait la nonchalance qui caractérisait leur préparation et leur méthode de travail. Personne nétait là à lheure fixée, les membres arrivaient les uns après les autres ; chaque réunion commençait avec un grand retard. Habitué à lexactitude par une disposition naturelle quavaient renforcée les disciplines de la guerre, ces choses le choquèrent. Si une telle nonchalance était de règle à la tête, on pouvait imaginer ce qui existait à mesure quon descendait vers les organisations de la base. Cette expérience, bien que brève mais à ses yeux décisive, lavait amené à proposer des modifications à la structure syndicale dans un projet quil soumit au Comité central. Que les syndicats fussent dans un état de semi-léthargie, personne au fond ne le contestait ; on ne différait davis que sur ses causes et sur les remèdes. La crise était incontestable, il fallait trouver une solution. Or, on démobilisait lArmée rouge et Trotsky demandait : Quallons-nous faire de tous ces jeunes hommes de valeur qui sy sont formés, organisateurs et administrateurs capables, exacts, ponctuels, sachant travailler, habitués au travail déquipe ? Allons-nous simplement les rejetaient dans la vie soviétique sans chercher à utiliser au mieux leurs capacités ? Répondant à la question, il proposait de les incorporer, en des proportions à déterminer, dans les directions syndicales où ils apporteraient un stimulant et de précieuses habitudes de travail. Cest là-dessus que la discussion sétait engagée. Certains membres du Comité central, au premier rang Tomsky, secrétaire de la Centrale syndicale, se montraient violemment hostiles, niaient la crise. Dautres hésitaient, cherchaient un compromis. Le problème était si important et si complexe que le Comité central décida quune large discussion publique aurait lieu, dans les journaux, où chaque tendance pourrait exposer et défendre sa thèse, et dans des réunions publiques. Il y eut, au début, cinq tendances : celle de Trotsky, de Boukharine, de Chliapnikov (quasi syndicaliste quoique membre du Parti et très attaché au Parti), de Sapronov (centralisme démocratique) ; le statu quo était défendu par Tomsky, Zinoviev, Kamenev. Au cours de la campagne, les nuances intermédiaires disparurent ; Trotsky, tenant compte de la justesse de certaines critiques formulées contre son projet, le modifia, mais en sélevant énergiquement contre ceux qui prétendaient y voir une militarisation des syndicats. Au cours dune réunion à laquelle jassistais, Riazanov ayant cru pouvoir donner une interprétation humoristique du projet sous la forme dun jeune militaire hautain, faisant irruption, le bonnet sur loreille, dans un bureau syndical et prétendant dicter les décisions, Trotsky sétait fâché et une bonne partie de la salle avait protesté avec lui. Une plate-forme commune réunit Trotsky, Boukharine et Sapronov, en face des tenants du statu quo que soutenait Lénine sans trop sengager cependant (la tendance de Chliapnikov était trop faible pour se faire une place entre ces deux blocs). On sut et on comprit plus tard que ce que Lénine reprochait à la proposition de Trotsky cétait, avant tout, dêtre inopportune. Il avait en tête une autre solution, infiniment plus profonde, puisquelle modifiait la structure même du régime de léconomie soviétique en plusieurs points essentiels, celle que le Parti devait faire sienne quelques mois plus tard : la N.E.P.. II Soulèvement de Cronstadt La discussion se prolongeait, le congrès du Parti allait se réunir quand éclata le soulèvement de Cronstadt. Nouvelle terrible et dabord incroyable. Cronstadt, foyer le plus ardent de la Révolution dOctobre, dressé contre la République soviétique, était-ce possible ? Les dirigeants du Parti eux-mêmes avaient été pris par surprise. Nous étions consternés. Comme toujours, dans les situations difficiles et périlleuses, cest Trotsky que le Comité central envoya à Petrograd, quitte à le charger ensuite de responsabilités qui nétaient pas les siennes. Il fallut étudier et préciser la nature du mouvement, et avant tout ses causes ; il y en avait dévidentes. Le Cronstadt de 1921 nétait plus le Cronstadt de 1917 ; le transfert du gouvernement soviétique à Moscou avait drainé une grande partie des militants ; la guerre civile en avait pris beaucoup. Les faubourgs ouvriers avaient fourni leurs contingents ; le Petrograd de linsurrection dOctobre, le Petrograd où sétaient déroulées toutes les phases de la Révolution, donnait alors limpression dune capitale désaffectée, déchue de son rang. Zinoviev en avait la charge et il était le dernier homme capable dadministrer méthodiquement ; en outre, son attention était accaparée maintenant par lInternationale communiste et ses sections ; la ville et la région étaient laissées à labandon, la condition des travailleurs et lorganisation du travail négligées au point que des grèves avaient éclaté. Située à la pointe extrême du pays, Petrograd se trouvait aussi mal placée que possible pour le ravitaillement quand la Russie était coupée de lextérieur ; avantageuse en temps de paix, sa position devenait la plus exposée en temps de guerre. Que des éléments contre-révolutionnaires aient cherché à profiter de la situation, cétait normal ; leur rôle était dexciter les mécontentements, denvenimer les griefs, de tirer vers eux le mouvement. Doù sortit le mot dordre des " soviets sans bolchéviks " ? il nest pas aisé de le préciser, mais il était si commode pour rallier tout le monde, tous les adversaires du régime, en particulier les socialistes-révolutionnaires, les cadets, les menchéviks, empressés à prendre une revanche, quil est permis de supposer que ce sont eux qui en eurent lidée, et la propagande quils firent sur cette revendication pouvait toucher les marins et les soldats, la plupart jeunes recrues venant des campagnes, troublés déjà par les plaintes acrimonieuses que leur apportaient les lettres de leurs familles, irritées par la brutale réquisition. Telles furent les conclusions auxquelles aboutit lenquête menée par les dirigeants du Parti. Écrivant sur ce sujet un an plus tard " pour lanniversaire ", Andrés Nin qui avait vécu toute lannée écoulée en Russie soviétique et avait eu la possibilité de sinformer de vérifier, donnait des explications et appréciations identiques. La thèse des adversaires des bolchéviks a été exposée dans diverses brochures, écrites généralement par des anarchistes. On peut la retrouver dans celle qui est, je crois, la dernière en date, publiée en 1948 par Ida Mette, aux Editions Spartacus, sous le titre La Commune de Cronstadt, crépuscule sanglant des Soviets. La conclusion de lauteur est déjà indiquée clairement par ce titre, mais il déclare navoir entrepris son travail que pour établir la vérité historique sur cet événement douloureux. Y a-t-il réussi ? Il reconnaît que des éléments manquent encore pour une analyse définitive, les Archives du gouvernement soviétique et de lArmée rouge ne pouvant être consultées. Cependant il reproduit et commente beaucoup de documents importants. Mais que de contradictions parmi les témoignages et appréciations quil cite, émanant pour la plupart de partisans délibérément hostiles aux bolchéviks. Sur lorigine et la cause du soulèvement, un des chefs de linsurrection, Pétritchenko, écrit en 1926 que cest le maintien du régime du communisme de guerre quand la guerre civile était finie qui a irrité les ouvriers et les a poussés à se soulever contre le gouvernement soviétique. Mais celui-ci nétait pas moins désireux queux de passer dun régime de guerre à un régime de paix. A-t-il trop tardé à le faire ? Pouvait-il appliquer plus tôt la nouvelle politique économique qui, depuis des mois, faisait lobjet de ses préoccupations ? on étudiait, on cherchait ; la grande discussion sur les syndicats sinscrit précisément dans le cadre de ces recherches. Bien téméraire serait celui qui croirait pouvoir donner une réponse à ces questions, alors quil est difficile, sinon impossible, de reconstituer exactement la situation générale existant alors. Même si on admet que le soulèvement fut le fait douvriers et de marins qui agissaient en pleine indépendance, de leur propre initiative, sans liaison avec des contre-révolutionnaires, il faut reconnaître que dès le déclenchement du soulèvement, tous les ennemis des bolchéviks accoururent : socialistes-révolutionnaires de droite et de gauche, anarchistes, menchéviks ; la presse de létranger exulte ; elle na même pas attendu la phase active du conflit pour le signaler ; le programme des rebelles ne lintéresse pas, mais elle comprend que leur révolte peut accomplir ce que les bourgeoisies coalisées nont pu faire : renverser un régime exécré dont depuis des années elle guette vainement la chute. Parmi les tracts distribués à Cronstadt, celui qui est signé : un groupe de menchéviks, se termine par ces mots : " Où sont les vrais contre-révolutionnaires ? Ce sont les bolchéviks, les commissaires. Vive la révolution ! Vive lAssemblée constituante ! " Daprès le Messager socialiste, organe officiel des social-démocrates russes publié à létranger, " les mots dordre cronstadiens sont menchéviks ", tandis que Martov nie la participation au mouvement des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires. Pour lui, linitiative appartient aux marins, qui rompent avec le parti communiste sur des questions dorganisation non de principes. Les faits rapportés dans la brochure montrent que cest le Comité révolutionnaire provisoire qui prit linitiative des mesures militaires. Sur une fausse nouvelle, il se hâta de faire occuper les points stratégiques, sempara des établissements dEtat, etc. Ces opérations ont lieu le 2 mars, et cest seulement le 7, que le gouvernement, ayant épuisé les tentatives de conciliation, dut se résoudre à ordonner lattaque. Les socialistes-révolutionnaires sétaient employés à empêcher une solution pacifique du conflit. Un de leurs chefs, Tchernov, cet ancien ministre des cabinets de coalition qui menèrent la révolution de Février à Kornilov et à Kérensky, sécria : " Ne vous laissez pas tromper en entamant avec le pouvoir bolchévique des pourparlers que celui-ci entreprendra dans le but de gagner du temps. " Le gouvernement engagea laction devenue inévitable à contre-coeur comme le confirme le témoignage de Loutovinov, un des leaders de l " Opposition ouvrière " ; arrivant à Berlin le 21 mars, il déclarait : " Les nouvelles publiées par la presse étrangère sur les événements de Cronstadt sont fortement exagérées. Le gouvernement des Soviets est assez fort pour en finir avec les rebelles ; la lenteur des opérations sexplique par le fait quon veut épargner la population de la ville. " Loutovinov avait été envoyé à Berlin en disgrâce, et le fait quil appartenait à l " Opposition ouvrière " donne un prix spécial à sa déclaration. Sil est possible que le gouvernement des Soviets ait commis des fautes, que dire du rôle dun homme comme Tchernov qui ne voit dans laffaire que loccasion dune revanche contre les bolchéviks qui lont détrôné de son fauteuil présidentiel en dissolvant lAssemblée constituante. Sachant que linsurrection est vouée à léchec, il fait tout ce quil peut pour exciter les marins, contribuant ainsi à accroître un vain sacrifice de vies humaines. Étant donnée la situation, les combats, dès quils sengagèrent, ne pouvaient être quacharnés ; les pertes furent lourdes des deux côtés, parmi les rebelles et parmi les aspirants de lArmée rouge. À diverses reprises, les marins de Cronstadt avaient montré quils étaient enclins à céder à limpatience. Sous le Gouvernement provisoire, le 13 mai, ils avaient proclamé que " le seul pouvoir à Cronstadt est le Soviet ". Cest Trotsky qui prit alors leur défense contre le ministre menchévik Tsérételli, comme on la vu par la note ci-dessus. Deux mois plus tard, au cours de la période de grands troubles connue comme les " Journées de Juillet " consécutive à la malheureuse offensive décidée par Kérensky sous la pression des Alliés, les marins de Cronstadt vinrent en masse à Petrograd. Après avoir manifesté à travers la ville, ils se rendirent au Palais de Tauride où siégeait le Soviet et, sur un ton impératif, demandèrent que les ministres socialistes vinssent sexpliquer devant eux. Cest Tchernov qui se montra le premier. " Fouillez-le ! Assurez-vous quil na pas darmes ! " crie-t-on aussitôt de divers côtés. Laccueil manquait de cordialité. " Dans ce cas, je nai rien à dire ", déclara-t-il, et tournant le dos à la foule, se dispose à regagner le Palais. Cependant le tumulte sapaise. Il peut faire un bref discours pour tenter dapaiser les protestataires. Quand il a fini, plusieurs marins, des costauds, semparent de lui, le poussent vers une auto, le prenant comme otage. Cet acte imprévu provoque une extrême confusion ; on approuve ou on proteste. Tandis quon discute, des ouvriers se précipitent vers lintérieur du Palais, criant : " Tchernov a été arrêté par des énergumènes ! Il faut le sauver ! " Martov, Kaménev, Trotsky quittent en hâte la séance. Non sans peine, Trotsky obtient que Tchernov soit libéré et, le prenant par le bras, le ramène au Soviet. En 1921, Tchernov avait complètement oublié cette scène vieille de quatre années. Il ne songeait plus quà exciter criminellement les frères de ces marins qui lavaient traité plus rudement que ne le firent les bolchéviks. III Lénine expose la Nouvelle Politique Economique (NEP) au IIIe Congrès de lInternationale communiste Le 3e Congrès de lInternationale communiste fut convoqué pour le 22 juin 1921, à Moscou. Le congrès constitutif de lInternationale syndicale rouge devait se tenir dans le même temps. Au cours de lannée écoulée depuis le 2e congrès, les événements dimportance navaient pas manqué. De nouveaux partis communistes sétaient constitués ou développés selon la tactique et les règles adoptées par lInternationale. Où en étaient-ils ? le congrès ne manquerait pas den discuter ; mais le débat qui certainement dominerait tous les autres serait celui consacré au mouvement de Mars en Allemagne. Son échec, plus encore sa nature et son développement, avaient provoqué de profonds remous, surtout dans la section allemande, comme il était naturel, mais aussi dans les autres sections de lInternationale communiste. À lInternationale syndicale rouge, le congrès sannonçait difficile ; parmi les syndicalistes et les anarcho-syndicalistes, aussi bien chez ceux qui avaient adhéré formellement que chez les sympathisants, on pouvait noter un éloignement marqué, toutes sortes de réserves, même de la méfiance. De plus, la République des soviets telle quelle était au début de lété 1921, quand le souvenir de Cronstadt était encore vif, et à la veille de changements sérieux dans la politique économique - propres à alimenter les critiques de droite et de gauche - noffrirait certainement pas aux délégués un tableau de nature à dissiper les doutes et à vaincre les méfiances. Je ne sais si Zinoviev ignorait tout cela ou sil voulait lignorer : il décida de demander à toutes les sections de lInternationale et aux organisations syndicales denvoyer des délégations nombreuses. Et après avoir pris cette décision dont on put tôt mesurer les conséquences, il ne se soucia pas de les loger. Quand les premiers délégués arrivèrent on navait à peu près rien prévu ; les camarades chargés de lhébergement se trouvaient dans une situation ridicule ; ils me demandèrent dintervenir auprès de Trotsky - toujours lultime ressource. Mais si je voyais la nécessité et lurgence de mesures rapides, je refusais dimportuner Trotsky avec cette histoire de logement des délégués ; je savais combien il était soucieux de ne pas empiéter sur le domaine de ses camarades, surtout quand il sagissait de " vieux bolchéviks " du genre de Zinoviev qui supportaient mal lascendant quil avait pris. Cependant le temps pressait ; jacceptai de lui exposer la situation. Comme je lavais prévu, sa première réaction fut le refus ; je my attendais trop pour en être surpris ; néanmoins laffaire le préoccupait, il me posa quelques questions, finalement décida de téléphoner à Zinoviev. Celui-ci, surpris dapprendre des difficultés quil ignorait, consentit dassez bonne grâce à la formation dune commission que présiderait Skliansky, ladjoint de Trotsky à la Guerre. Avec Skliansky, on pouvait être sûr que les choses seraient menées rondement ; les locaux furent aménagés, du matériel rassemblé ; les délégués purent être logés à leur arrivée. Un incident minuscule, non dénué pourtant de signification, se produisit avec la délégation française. Pour la commodité de leur travail, on avait décidé de loger tous les délégués, et eux seuls, à Lux. À Paris on avait adjoint à la délégation une traductrice ; un des délégués lavait accaparée en cours de route, et il prétendait en outre prendre un journaliste américain avec lui - une vraie suite comme on voit : il connaissait la règle adoptée mais elle nétait pas pour des hommes comme lui. Furieux de la tranquille résistance à laquelle il se heurtait, il en appela à diverses " autorités "... (le journaliste américain, cétait Lewis Gannett, alors rédacteur à lhebdomadaire libéral The Nation, et aujourdhui critique littéraire du New York Herald Tribune). À la tête de la délégation française se trouvaient Fernand Loriot et Boris Souvarine ; ils venaient dêtre libérés, après une incarcération de dix mois à la prison de la Santé, inculpés de " complot contre la sûreté de lEtat ". Le gouvernement avait choisi, dans chaque groupement communiste ou sympathisant, les deux militants les plus en vue ; les accusés avaient été au nombre de dix ; pour les syndicalistes cétaient Monatte et Monmousseau ; le jury les avait déclarés non coupables. Paul Levi, qui avait conduit la délégation allemande au 2e congrès, nétait plus là ; il avait été exclu pour avoir critiqué, de manière inadmissible, le mouvement de Mars quil qualifiait de " putsch ". Clara Zetkin ne lavait pas suivi ; elle était demeurée au Parti communiste mais sa critique nétait guère moins sévère. Bien que Trotsky eût été chargé du rapport principal sur " La crise économique mondiale et les nouvelles tâches de lInternationale communiste ", le congrès, dominé par cette affaire allemande, tourna autour de la tactique de lInternationale communiste ; en fait, les deux questions étaient étroitement liées. Au début de lannée, Trotsky avait reçu la visite de Béla Kun, venu précisément pour lentretenir de la tactique que, selon lui, lInternationale devait adopter. Il était absolument nécessaire et pressant, dit-il, de sengager à fond dans une tactique systématique doffensive, mettant en jeu toutes les ressources dont pouvait disposer la République des soviets. Les régimes bourgeois, surtout celui de lAllemagne, sont encore débiles ; cest le moment de les attaquer sans relâche, par des séries de soulèvements, de grèves, dinsurrections ; plus tard, il sera trop tard. Telle était sa thèse. Trotsky la réfuta plutôt brutalement ; il avait été stupéfait de lentendre énoncer. Il eut beau rappeler à son interlocuteur quune vérité élémentaire de laction révolutionnaire cest quon ne déclenche pas une insurrection quand on veut, à tout prix, quun mouvement engagé à contre-sens ou dans des circonstances non favorables peut avoir des conséquences funestes pour la classe ouvrière - il ne lavait pas convaincu. Par contre, Béla Kun avait gagné à ses vues des militants importants de plusieurs sections de lInternationale, notamment de lallemande et de litalienne. Pour comprendre la signification du mouvement de Mars et ses conséquences, qui furent sérieuses, il faut avoir présent à lesprit la rébellion militaire qui avait eu lieu une année auparavant, au mois de mars 1920, connue sous le nom de Kapp-Lüttwitz putsch, ou plus simplement de Kapputsch. Une partie des membres de lEtat-Major général sétaient alors alliés aux " corps francs " - formés danciens officiers allemands licenciés par suite de la réduction des effectifs imposée par le traité de Versailles - et avaient projeté de porter un coup décisif à la République de Weimar. Les deux principaux dirigeants du mouvement étaient le général von Lüttwitz et le haut fonctionnaire Kapp. Le 10 mars, Lüttwitz signifie un ultimatum au président Ebert : le président doit remplacer immédiatement le gouvernement socialiste par un gouvernement d " experts neutres " cest-à-dire danciens hauts fonctionnaires de lEmpire ; le Reichstag doit être dissous ; Ebert doit se retirer ; le nouveau président sera désigné par un plébiscite. Enfin les conjurés offrent de faire Noske - le chef socialiste qui a réprimé férocement les insurrections ouvrières de novembre 1919 - dictateur. Lultimatum ayant été rejeté, des forces armées sont dirigées sur Berlin le 13 mars. Ebert fait appeler les généraux von Seeckt et Schleicher ; ils se dérobent, ne veulent pas marcher contre les rebelles. Le gouvernement senfuit à Dresde, puis à Stuttgart. Cest, semble-t-il, le président de la Confédération générale du Travail, Karl Legien, qui fut, en ces circonstances graves, le plus clairvoyant, celui qui perçut le mieux le danger et les moyens de briser la rébellion. Bien quil se soit toujours montré des plus modérés et des plus prudents, il nhésite pas à proclamer la grève générale, cette arme suprême de la classe ouvrière quil avait toujours condamnée. Il constitue un Comité général de grève avec des représentants de toutes les organisations ouvrières, y compris les communistes. Cette première grève générale est un coup de maître ; léconomie allemande se trouve dun coup entièrement paralysée ; la vie est suspendue dans tout le pays. Les rebelles, déconcertés par cette riposte quils nont pas prévue, sont contraints dabandonner dès le troisième jour. Le souvenir de ce mouvement grandiose, de cette mobilisation générale des prolétaires qui avait maîtrisé si promptement la tentative de coup dEtat de la haute armée, alliée aux hommes du Hohenzollern, resta très vivant dans la conscience des ouvriers ; il domina pour un temps la politique allemande. Précisément à cause de cela, laction de Mars, dispersée, peu claire, inquiétante, se soldant par un humiliant échec, donna limpression dun mouvement artificiel, mal préparé, mal conduit. Le foyer dorigine avait été le bassin houiller de Mansfeld, dans lAllemagne centrale, où régnait une agitation permanente ; cétait une condition favorable pour y déclencher une grève générale, et elle y fut en effet effective ; mais elle ne fut que partielle à Chemnitz, en Thuringe et en Saxe ; des bombes avaient éclaté dans plusieurs villes - Breslau, Halle ; dautres attentats projetés reçurent un commencement dexécution. Le mouvement avortait. Les représailles furent dures. Léchec de ce mouvement dun caractère insolite permit aux journaux bourgeois et à la presse social-démocrate daffirmer dès le premier jour, mais sans preuves, quil avait été imposé et était dirigé de Moscou. Mais ils ne furent pas les seuls. Certains dirigeants du Parti communiste le pensaient aussi ; parmi eux, Paul Levi et Clara Zetkin. Levi le qualifia daction anarchiste, inspirée de Bakounine non de Marx. Des amis de Levi, Malzahn et Paul Neumann, dirigeants du syndicat des métaux de Berlin, sétaient opposés à des grèves de solidarité. Hors dAllemagne, on trouvait des communistes non moins empressés à dénoncer ce quils appelaient une intervention intolérable de lInternationale communiste ; on en trouvait à la direction même du Parti communiste français, et aussi en Tchécoslovaquie. Jusquau 3e Congrès de lInternationale communiste - il était convoqué pour le 22 juin - de furieuses polémiques mirent aux prises les dirigeants du Parti communiste allemand ; la plupart dentre eux revendiquaient fièrement le rôle joué par le Parti, exigeaient lexclusion des opposants. Paul Levi attaqua publiquement et fut exclu ; Clara Zetkin se tut et accepta daller à Moscou conférer avec Lénine et Trotsky dont on savait quils nétaient pas du tout disposés à approuver sans réserves la tactique responsable de ce mouvement aventureux. Les conversations et discussions davant-congrès révélèrent quils trouveraient devant eux une très forte opposition. Peut-être seraient-ils mis en minorité. La délégation allemande, systématisant et généralisant sa tactique de Mars, préconisait l " offensive révolutionnaire ". Elle était certaine de recevoir lappui des Polonais, des Autrichiens, des Italiens. Mais Lénine et Trotsky, entièrement daccord sur la résistance inflexible quil convenait dopposer à une stratégie funeste pour le mouvement ouvrier, acceptèrent de faire figure de " droitiers ", et même le risque de voir une majorité au congrès se prononcer contre eux. Le mouvement de Mars avait été pour Béla Kun un cuisant échec ; il nignorait pas que la délégation russe lattaquerait sans merci, et Lénine plus encore que Trotsky ; il avait trouvé, pour sa théorie détestable, des oreilles complaisantes en Allemagne, dans les deux partis communistes pour une fois daccord, mais il restait linitiateur et le principal responsable de cette tactique d " offensive révolutionnaire ". Cependant il se savait des appuis et il prépara sa défense. Dans cette période il vint me voir assez souvent - nous navions dordinaire que des rapports espacés - lHumanité en main, me demandant des précisions sur des hommes, sur des articles, sur des faits. Sa manuvre, quil me laissa le soin de deviner, était de neutraliser par avance, ou tout au moins dembarrasser les délégués enclins à le condamner - et il nignorait pas que les Français seraient de ceux-là ; il rassemblait des arguments contre eux. Il sempressait auprès des délégués à leur arrivée, et il réussit à mobiliser contre le Parti communiste français et contre lHumanité ceux du Luxembourg - dont le porte-parole était Ed. Reiland, fondateur et animateur du Parti - et de Belgique, communistes excellents qui nétaient pas des partisans de l " offensive " mais ne manquaient pas de griefs à légard de leur grand voisin et ignoraient complètement les desseins de Béla Kun. Ils eurent loccasion dintervenir au cours dun Comité exécutif élargi quon avait décidé de réunir tant étaient déjà nombreux les délégués. Or, la délégation française était venue avec lidée bien arrêtée dexiger de lExécutif des explications complètes au sujet des événements dAllemagne ; les uns avaient été alarmés par une action aux mobiles suspects, tandis que les opportunistes, ceux qui se trouvaient dans lInternationale malgré eux, étaient heureux davoir une occasion de dénoncer une prétendue immixtion de lInternationale dans la vie de la section allemande ; pareilles pratiques, si on ne les dénonçait pas, seraient une menace pour toutes les autres. Les interventions de deux partis numériquement faibles les irritèrent et furent pour eux une raison de plus de persister dans leurs exigences. Avant la discussion générale, il y eut un sérieux accrochage. Les débats sétaient ouverts comme de coutume par le rapport de Zinoviev sur lactivité de lInternationale pendant lannée écoulée ; des délégués intervenaient, discutaient, expliquaient, répondaient aux critiques, et, en conclusion, le rapport était approuvé. Mais, ainsi que je lai dit, la délégation française arrivait très excitée ; elle était persuadée que le mouvement de Mars avait été ordonné par la direction de lInternationale ; elle voulait que celle-ci sexpliquât, rendît des comptes, tout de suite, avant toutes choses ; cest par cela quil fallait commencer. Elle refusait dapprouver le rapport. Ce fut dabord de la stupeur. Pareille prétention, le ton sur lequel elle était formulée, étaient tellement hors de proportion avec le prestige et lautorité - assez minces - dont jouissait le Parti communiste français dans lInternationale. De plus, elle était absurde ; chacun savait que le mouvement de Mars serait discuté à fond, provoquerait damples débats. Cest ce que Zinoviev expliqua. Les Français sentêtèrent ; les Allemands leur dirent des choses désagréables ; Radek se fâcha, traitant incidemment le Parti communiste français de social-démocrate, dopportuniste... Là-dessus la délégation française déclara quelle se retirait, et elle quitta la salle du congrès. Cétait ridicule ; Radek était un délégué comme les autres, et comme les autres il avait le droit dexprimer son opinion, droit considéré alors légitime et nécessaire. Pendant la suspension de séance, je croisai Zinoviev. " Vos amis se croient au Parlement, me dit-il ; ils sont bien ennuyeux avec leurs questions de procédure. - Mais je ny suis pour rien, et ny peux rien, répondis-je ; ils ne me consultent pas avant de faire leurs bêtises. " La délégation semblait être venue avec un mandat extravagant mais précis à légard de la direction de lInternationale et elle craignait que ma participation à cette direction ne lempêchât de pénétrer les secrets de lInternationale - si secrets il y avait. Je la laissais manuvrer à son aise ; le congrès de lInternationale syndicale rouge me donnait bien assez de soucis et suffisait bien à moccuper. Quand, plus tard, le congrès aborda le fond, la délégation allemande soumit au congrès et défendit avec âpreté la thèse quelle avait élaborée sur l " offensive révolutionnaire ". Il fallait, disait-elle, tenir la masse en alerte, combattre la passivité dans laquelle elle était tentée de se laisser aller par des actions plus ou moins imposées mais répétées. Cette thèse nétait pas nouvelle pour Trotsky ; cétait celle que Béla Kun était venu lui exposer et quil avait énergiquement repoussée, comme je lai rapporté dans les pages qui précèdent. Mais lévénement montra quelle nétait pas particulière à Béla Kun ; elle avait des partisans nombreux dans presque toutes les sections de lInternationale. La chaleur et linsistance que des hommes comme Thalheimer mirent à la défendre ; le fait que Parti communiste allemand et Parti communiste ouvrier allemand rarement daccord létaient entièrement là-dessus ; lappui quelle trouvait dans les délégations dimportantes sections, suffisaient à prouver quil ne sagissait pas dune théorie de circonstance, fabriquée après coup pour masquer à la fois un échec et une intervention du dehors. Les thèses sur la tactique soumises au congrès et qui furent rapportées par Radek reconnaissaient que le mouvement de Mars était un pas en avant fait par le parti communiste depuis son unification avec la majorité des Indépendants, mais elle insistait ensuite sur la nécessité de baser les actions sur une étude sérieuse de la situation, de les préparer minutieusement ; loffensive nétait pas toujours et dans tous les cas la juste tactique. La délégation allemande et ses alliés nen étaient pas satisfaits. Ils exigeaient que le congrès reconnût que le mouvement de Mars avait été une action de masse imposée à la classe ouvrière par les provocations patronales et gouvernementales : que le Parti en avait assumé la direction et sétait courageusement acquitté de son rôle ; quil avait ainsi affirmé sa capacité de guider la classe ouvrière dans ses luttes jusquà la révolution. Cest ce que Trotsky déclarait ne pouvoir leur accorder. Pour établir que la nécessaire étude préalable de la situation navait pas été sérieusement faite, il lui suffit de puiser dans les interventions des tenants de loffensive. Lun avait affirmé quen Mars la situation était claire et tendue à lextrême : les réparations, la menace doccupation de la Ruhr, la question de la Haute-Silésie, la crise économique et le chômage, les grèves, la rendaient exceptionnellement favorable. Pour un autre, la situation était des plus confuse ; les ouvriers se désintéressaient de la Haute-Silésie, les syndicats " étaient contre nous " ; le degré de passivité des ouvriers était incroyable ; il était donc nécessaire de les secouer par une initiative révolutionnaire. Un troisième était daccord sur l " incroyable passivité " et daccord aussi sur la conclusion quen avait tirée le précédent : " il fallait foncer à tout prix ". Après cela, conclut Trotsky, quand vous nous demandez ici une approbation totale, renonçant à toute discussion et analyse des faits, vous devez comprendre quil nous est impossible de vous la donner. Votre préoccupation dominante est de pouvoir rentrer en Allemagne avec une résolution excluant même lapparence dune critique. Vous voulez être couverts par lInternationale devant la masse du Parti. Mais la critique surgit, delle-même de vos propres déclarations quand, après avoir parlé dune épaisse muraille de passivité, dune stagnation générale, vous vous écriez : " Donc, en avant ! " Cest le devoir de lInternationale communiste de mettre ses sections en garde contre des mouvements artificiellement provoqués. Le Congrès doit dire aux ouvriers allemands quune faute a été commise et que la tentative faite par le Parti dassumer le rôle dirigeant dans un grand mouvement de masse na pas été heureuse. " Aux Italiens qui, pour appuyer la tactique de l " offensive ", disaient : " Maintenant nous sommes libres ; nous nous sommes débarrassés des chefs réformistes ; nous pouvons remplir nos tâches ; nous sommes en mesure dengager des actions de masse ", Trotsky répondit : " Il ny a pas dans le monde que les opportunistes. Vous les avez éliminés de vos rangs, cest bien. Mais il y a la société capitaliste ; la police, larmée, des conditions économiques précises, un monde complexe... Nous devons nous montrer capables dunir le froid langage des statistiques à la volonté passionnée de la violence révolutionnaire. " Pas très bien accueillies sur lheure, ces vérités fondamentales ne tardèrent pas à simposer, et leur rappel porta des fruits. Dans une étude sur La lutte de classe en Allemagne pendant lannée 1922, Thalheimer écrivait à propos de laction de Mars : " Engagée par lavant-garde, elle ne fut quune escarmouche, une anticipation sur la bataille que peut seule livrer la classe ouvrière tout entière. Elle se termina par la défaite et laffaiblissement momentané des éléments davant-garde. La majorité de la classe ouvrière nétait pas encore prête... même pour des buts immédiats et bien définis. La vague de combat alla en saffaiblissant. Le capitalisme et ses partisans dans la classe ouvrière voulurent profiter de leur victoire. Ils cherchèrent à discréditer et à isoler les éléments davant-garde au sein du prolétariat..., dirigeant leur offensive contre la journée de huit heures, les salaires, le droit de grève... Le Parti communiste, après avoir reconnu que laction de Mars était prématurée, sest ressaisi et a engagé une autre action. " (Annuaire du Travail, pp. 363-364.) Le débat sur le mouvement de Mars, pour important quil fût, nétait quune illustration du thème que Trotsky avait développé dans son grand rapport sur " La crise économique mondiale et les nouvelles tâches de lInternationale communiste ". Lanalyse approfondie à laquelle il sétait livré avait fait ressortir clairement les caractéristiques de la situation présente. " LAllemagne de 1921 ne ressemble pas à celle de 1918 ", avait déclaré un bon observateur des choses dAllemagne. En France, le Temps pouvait affirmer que " les crises à venir seront surmontées ". En conclusion de cette analyse, il disait : " Lhistoire a accordé à la bourgeoisie un délai durant lequel elle pourra souffler... Le triomphe du prolétariat au lendemain de la guerre avait été une possibilité historique ; elle ne sest pas réalisée. La bourgeoisie a montré quelle sait profiter des faiblesses de la classe ouvrière... Les perspectives restent, au fond, profondément révolutionnaires : la situation redeviendra pour nous plus favorable ; en même temps elle devient plus complexe. La victoire ne nous sera pas acquise automatiquement. Nous devons mettre à profit cette période de stabilisation relative pour étendre notre influence dans la classe ouvrière, en gagner la majorité avant que surgissent des événements décisifs. " Les partisans de loffensive avaient apporté non sans vivacité, leurs critiques. Quils fussent Allemands, Hongrois, Polonais, Italiens, ils manifestaient la même impatience juvénile mais dangereuse par des paroles de ce genre : cest lépée au poing et non avec des statistiques que nous ferons la révolution... nous navons pas à démontrer que la révolution est nécessaire mais à la faire... depuis la NEP, la Russie soviétique peut jouer le rôle de soupape de sûreté pour le capitalisme... Thalheimer reprochait à Trotsky de " mettre lénergie révolutionnaire du prolétariat en réserve ". Trotsky répondit à chacun deux par des explications et des précisions nouvelles, concluant comme il le fit dans la question sur la tactique. Au cours de son exposé, il avait insisté sur le fait capital, mais alors généralement inaperçu, ou nié, du rôle prépondérant assumé désormais par lAmérique dans les relations internationales : elle a pris, souligna-t-il, la place occupée jusqualors par lAngleterre, " le dollar est devenu le " souverain " du marché mondial ". * * * Le 7 juillet, Lénine soumit son rapport sur " La situation intérieure de la Russie soviétique et les tâches du Parti communiste russe ". Il avait préparé, pour le congrès, une brochure dans laquelle, sous le titre LImpôt alimentaire, il reprenait plusieurs de ses articles écrits à différentes époques ; consacrés, entre autres, au régime quil dénommait " capitalisme dEtat ", antichambre, disait-il, du régime socialiste. Au printemps de 1918, il avait écrit, sur le même sujet, une importante brochure, Les tâches principales daujourdhui, dont il rappelait des passages significatifs : " Dans la situation actuelle, le capitalisme dEtat serait, dans notre République des soviets, un grand pas en avant... Il ne sest encore trouvé personne, je pense, qui, au sujet de léconomie de la Russie en ait nié le caractère transitoire. Aucun communiste non plus na nié que lexpression " République socialiste des soviets " traduise simplement la volonté du pouvoir des soviets de réaliser le socialisme et non le fait que les relations économiques actuelles sont des relations socialistes. Que signifie donc ce mot " passage " ? Est-ce que, en ce qui concerne léconomie, cela ne signifie pas que dans le régime actuel sont contenus à la fois des éléments du capitalisme et du socialisme ? Tout le monde répondra naturellement par laffirmative. Mais tous ceux qui reconnaissent cela ne sont pas en mesure de distinguer les divers éléments. Or cest précisément de cela quil sagit. On peut distinguer les types suivants : 1° Economie patriarcale, qui est au plus haut degré une économie naturelle ; 2° Economie paysanne marchande (elle englobe les paysans qui vendent le blé) ; 3° Capitalisme privé ; 4° Capitalisme dEtat ; 5° Socialisme. La Russie comprend à la fois ces divers types économiques et sociaux. Cest ce qui constitue son originalité... Le capitalisme dEtat serait un grand progrès ; cela vaut la peine de payer pour acquérir de lexpérience, car ce qui est le plus important pour la classe ouvrière cest de triompher du désordre, de la désorganisation qui nous anéantiront si nous nen venons pas à bout. Cest pourquoi ce nest pas aller à la défaite que de payer un tribut important au capitalisme dEtat ; cest au contraire préparer la voie au socialisme. Cest là un fait incontestable. Le capitalisme dEtat correspond donc à une organisation économique beaucoup plus avancée que la nôtre... Il ne présente aucun danger dans un pays où le pouvoir est aux mains des ouvriers et des paysans pauvres. Pour éclairer davantage encore la question, nous allons donner un exemple concret de capitalisme dEtat : lAllemagne. Nous avons ici " le dernier mot " de la technique capitaliste moderne dans un Etat féodalo-capitaliste. Quon mette à la place de cet Etat, un Etat dune autre structure sociale, un Etat prolétarien, et nous aurons des conditions rendant possible le socialisme. " La NEP était une retraite, Lénine ne songeait pas à le nier, mais cétait une retraite qui ramenait la Russie dans la voie où elle sétait engagée délibérément, si la guerre civile ne lavait pas contrainte de se résigner aux mesures diverses qui constituèrent ce quon appela " communisme de guerre ". Les délégués avaient eu la possibilité de se familiariser avec ces définitions et explications. Lénine neut donc plus quà souligner les principes qui avaient présidé à lélaboration des tâches du Parti communiste. " Nous avons toujours considéré, dit-il, que notre Révolution était une avant-garde en Europe ; nous avons compté sur la révolution mondiale et, en conséquence, envisagé comme notre tâche historique la préparation de cette révolution. La conscience des masses révolutionnaires est restée au-dessous de cet espoir ; elle a été incapable de déclencher ailleurs la révolution ; cependant elle a été finalement assez forte pour interdire à la bourgeoisie de nous attaquer. " " Il y a déjà quelques leçons à tirer de nos expériences. Elles ont montré que les paysans, de par leur essence même, ne peuvent exister que sous la direction de la bourgeoisie ou sous celle du prolétariat. Lalliance que le prolétariat a contractée avec les paysans est de caractère purement militaire ; les paysans soutiennent les ouvriers avant tout parce que, derrière les Blancs, ils aperçoivent les anciens propriétaires, impatients de retrouver leurs domaines. Le prolétariat a donné la terre aux paysans, car là même où des paysans avaient chassé les propriétaires et sétaient installés sur leurs terres, au début de la Révolution, cest seulement grâce à linsurrection dOctobre quils purent conserver ce que leurs soulèvements spontanés leur avaient donné. En revanche, les paysans devaient fournir les produits alimentaires pour le ravitaillement des villes : cétait la réquisition. Avec la fin de la guerre civile, une situation nouvelle surgit qui comportait de nouvelles tâches ; la nouvelle politique économique a été élaborée en fonction de leur réalisation. " Répondant aux critiques quavaient formulées plusieurs délégués, Lénine sen prit plus particulièrement à Terracini qui, à la formule " conquête de la majorité de la classe ouvrière ", avait opposé le rôle des minorités agissantes et repris la thèse des " offensivistes " en faveur dactions sans cesse répétées. " Le congrès, dit-il, devrait se prononcer catégoriquement contre ces enfantillages de gauche. Terracini dit que nous, bolcheviks, nous nétions pas nombreux en Octobre. Cest vrai ; mais nous avions gagné la majorité des soviets ouvriers et paysans, et la moitié au moins de larmée était avec nous. La condition préalable de notre victoire, ce fut dix millions douvriers et de paysans en armes. " Alexandra Kollontaï avait apporté la critique habituelle de lOpposition ouvrière : place trop grande faite aux techniciens au détriment de linitiative et des capacités de la classe ouvrière. Ce fut Trotsky qui lui répondit ; Lénine le lui avait demandé pour que fût marqué ainsi leur plein accord sur cette question comme sur celles que le congrès avait déjà discutées. " Du point de vue des principes, dit-il, il est indéniable que la capacité et linitiative du prolétariat sont plus que suffisantes, et que lhumanité sera profondément transformée grâce à elles. Mais nous navons jamais prétendu que la classe ouvrière soit capable dès sa prise de conscience de bâtir une société nouvelle. Ce quelle peut faire, cest créer les conditions sociales et politiques préalables indispensables. De plus, par la saisie directe du pouvoir, elle est en mesure de trouver toutes les forces auxiliaires nécessaires. " Un long rapport sur " la structure, les méthodes et laction des partis communistes ", présenté par lAllemand Könen, fut discuté et approuvé dans lindifférence des fins de congrès ; son but était daider, par des instructions très détaillées, les jeunes partis communistes dans leur tâche difficile ; ils comptaient beaucoup de dévouements et une ardente sincérité révolutionnaire animait la base ; linsuffisance des cadres, leur inexpérience les empêchaient dutiliser au mieux les forces dont ils disposaient. Cependant le rapporteur ne proposait rien de plus quune simple et servile copie du Parti communiste russe ; cétait une solution paresseuse ; elle esquivait les difficultés réelles, passait à côté des vrais problèmes. Elle ne pouvait être que nuisible, et Lénine devait la condamner au prochain congrès.
* * * Ceux des délégués qui avaient participé au congrès précédent ne pouvaient sempêcher de faire une constatation inquiétante ; de la ferveur révolutionnaire qui avait été son trait dominant, il ne restait plus grand-chose ; on sentait au contraire du doute et du scepticisme. Zinoviev avait voulu des délégations nombreuses et dans ces délégations on avait inclus des journalistes, des professeurs, des écrivains, dont certains disaient ouvertement quils nétaient pas communistes et nétaient venus que pour étudier telle ou telle branche de lactivité soviétique. Les divergences qui sétaient manifestées à propos de la tactique, les graves échecs de Pologne, dItalie, dAllemagne, favorisaient chez eux une sorte de dilettantisme qui, par des remarques, des observations faites dun ton détaché et condescendant, contribuaient à créer une atmosphère daimable scepticisme ; ceux-là ne risquaient pas de se laisser entraîner par la passion révolutionnaire. IV LInternationale syndicale rouge tient son Congrès constitutif Pour des raisons dun autre ordre, le Congrès de lInterna- tionale syndicale rouge souvrit dans des conditions favorables. Le travail préparatoire qui sétait étendu sur lannée écoulée avait eu pour objet la réalisation du programme fixé lors de la constitution du Conseil international provisoire : unir dans une seule Internationale les organisations syndicales déjà en mesure dadhérer en bloc et les minorités des syndicats réformistes groupées sur le principe de ladhésion ; les progrès constants de ces minorités - elles navaient cessé de grandir en nombre et en influence - permettaient despérer quelles seraient bientôt capables de vaincre la résistance des chefs réformistes et damener lorganisation entière à la nouvelle Internationale syndicale. Il en fut tout autrement. Peu après le 2e Congrès de lInternationale communiste, Pestaña, délégué de la Confédération nationale du Travail (C.N.T.) à ce congrès, et Armando Borghi, secrétaire de lUnion syndicale italienne, séloignèrent de la 3e Internationale ; leurs critiques du régime soviétique devinrent progressivement plus acerbes. Or, ces deux organisations avaient voté ladhésion à la 3e Internationale ; sans elles, sans les éléments syndicalistes révolutionnaires quelles représentaient, une place importante resterait vide. Mais ce nétait pas tout. Comme il était inévitable, lattitude de Pestaña et de Borghi eut une sérieuse répercussion dans les milieux syndicalistes de tous les pays, particulièrement en France. La question des rapports entre lInternationale communiste et lInternationale syndicale rouge, et celle des rapports entre le parti et les syndicats passèrent au premier plan ; on ne discuta plus que de cela, et on en discuta interminablement, comme sil sagissait de savoir qui, du parti ou du syndicat ferait la loi à lautre. Cependant, déjà avant la guerre, en France par exemple, la Confédération générale du Travail avait accepté de se rencontrer avec le Parti socialiste, dorganiser conjointement avec lui de grandes démonstrations nationales et internationales quand la guerre menaçait. Pendant la guerre un contact amical sétait établi spontanément entre les minorités socialistes et syndicalistes, et aussi avec les anarchistes, lorsque les directions de la C.G.T. et du Parti socialiste se rallièrent à la politique belliciste du gouvernement. Il y avait eu la Conférence de Zimmerwald, puis ce Comité pour la reprise des relations internationales où se rencontraient socialistes, syndicalistes, anarchistes pour un commun travail sur un même programme. On était donc en droit de penser que si cette question des rapports entre parti politique et syndicats offrait encore des difficultés, il serait possible de les surmonter. Contrairement à ces prévisions optimistes, elle se présentait fort mal. Au cours des discussions et controverses, on avait lancé lexpression de " liaison organique " des deux Internationales, et cest autour de cette formule que les polémiques tournaient. En France, de soi-disant " syndicalistes purs " lui donnèrent la signification dune subordination des syndicats au parti, absolument inacceptable pour les syndicalistes révolutionnaires. Ils se trouvaient alors placés par hasard à la direction de la minorité syndicaliste et ils composèrent pour le congrès une délégation où les diverses tendances minoritaires étaient représentées, mais qui partait avec le mandat formel de sopposer à toute proposition préconisant la " liaison organique ". Dans lordre du jour que nous avions établi pour le congrès, la question des rapports entre les deux Internationales figurait en bonne place ; le rapporteur désigné était Zinoviev et je devais faire un co-rapport. Bien que nos conclusions neussent pas différé essentiellement, nous aurions abordé la question de manière différente. Je trouvais quon parlait trop des " préjugés syndicalistes " et pas toujours avec intelligence, et je me proposais de rappeler que ces " préjugés " navaient pas empêché des syndicalistes dêtre au premier rang dans la résistance à la guerre et dans la défense de la Révolution dOctobre. Un changement in extremis devint nécessaire. Zinoviev, qui avait montré peu de clairvoyance quand, aux portes de Petrograd, éclatait le soulèvement de soulèvement de Cronstadt navait pas mieux compris lévolution qui se développait dans les milieux syndicalistes ; il ne saperçut quà la veille du congrès quil ny rencontrait que peu de sympathie ; à tort ou à raison les syndicalistes ne laimaient pas. Il décida en conséquence dabandonner son rapport et de se retirer du congrès. En me communiquant cette décision, Losovsky me dit : " Au lieu de deux rapports il ny en aura quun, le vôtre. " Je répondis que cétait impossible ; ce serait ruiner dun coup mon travail personnel, rendre vains les efforts que je comptais faire pour arriver à une conciliation de points de vue qui nétaient pas tellement différents et ne devaient pas, en tous cas, empêcher la cohabitation dans une même Internationale ; on devait trouver les bases dune collaboration entre les hommes venus dhorizons politiques différents, mais également dévoués à la révolution et au communisme. Mais Losovsky insista, me mena devant Tom Mann et Trotsky quil avait informés, et cétait des trois à qui serait le plus insistant. Je dus mincliner. La délégation française se chargea de compliquer ma tâche. Je comptais parmi ses membres des amis excellents et pleinement daccord avec ma position et les vues que je voulais défendre, mais ils nétaient pas la majorité ni les plus bruyants bien quils fussent les plus qualifiés. Les autres, forts de ce quils considéraient être le mandat impératif de la délégation, choisirent comme porte-parole un anarchiste versatile et fantaisiste, et un homme jusqualors inconnu qui se sacra lui-même théoricien du syndicalisme révolutionnaire. Pour commencer ils soulevèrent eux aussi une question de procédure : ils entendaient que le problème des rapports entre les deux Internationales fût dabord discuté au congrès de lInternationale communiste. Singulière attitude dhommes qui prétendaient vouloir ignorer les partis politiques. Comme on passa outre à leurs prétentions, ils se retirèrent. Ils répétaient la scène que la délégation du Parti venait de jouer au congrès de lInternationale communiste. Cétait donc une manie chez les Français ! Il sagissait en vérité dautre chose, mais je ne men aperçus moi-même que plus tard ; jen parlerai plus loin. Limmense majorité du congrès commençait à trouver les Français bien insupportables, et quand ces " syndicalistes purs " voulurent se poser en mentors, faire la leçon aux délégués, formuler doctoralement les vrais principes de laction syndicale, le congrès se fâcha. " Vous parlez toujours de grève générale, leur cria-t-on, mais vous ne la faites jamais ; cest nous qui la faisons. " À cela, ils navaient rien à répondre ; les ouvriers français navaient à leur actif dans cette période agitée daprès-guerre que deux grandes grèves de cheminots, la seconde devant déclencher une grève générale de solidarité que Jouhaux et les dirigeants de la C.G.T. avaient eu tout loisir de saboter. Et à leur passif restait inscrite la honteuse dérobade du 21 juillet 1919. Ceux des anciens social-démocrates qui avaient gardé une certaine animosité à légard des syndicalistes sélevèrent contre ce quils appelèrent lattitude intolérable des Français ; lun deux, le Bulgare Dimitrov - cétait son premier séjour à Moscou et le premier congrès auquel il participait - demanda simplement leur exclusion du congrès. Par contre, la délégation syndicaliste espagnole mapporta un grand réconfort. Elle comprenait quatre membres, jeunes, ardents, enthousiastes, personnellement très sympathiques, Nin et Maurin venaient de Catalogne, Arlandis de Valence, et Jesus Ibañez de Biscaye. Ils avaient le mandat de la Confédération nationale du Travail (C.N.T.). Pestaña avait été arrêté en Italie, il nétait pas rentré en Espagne ; la C.N.T. envoyait cette délégation mais elle réservait sa décision ; elle ne se prononcerait définitivement quaprès le congrès, sur son rapport. Jeus lagréable surprise de constater que leur position était la mienne, celle que javais défendue devant le congrès ; seul, Arlandis, facilement influençable, se laissait parfois entraîner par les " syndicalistes purs " et nous causait quelque ennui ; il devait finir membre du Parti et stalinien - comme Pestaña finit directeur dun " parti syndicaliste " fondé par lui-même. Les anarchistes avaient adjoint à la délégation un cinquième membre, G. Leval ; on le vit peu ; il se sépara tout de suite des autres délégués pour faire bloc avec les adversaires de ladhésion. Losovsky me soumit le texte de la résolution qui devait être la conclusion de ces pénibles débats ; il portait déjà la signature de tous les membres du Bureau, Tom Mann y compris. Un des paragraphes préconisait la " liaison organique " des partis politiques et des syndicats. Cétait la riposte à lattitude irritante des " syndicalistes purs " de la délégation française ; en dautres circonstances, jaurais certainement réussi à faire prévaloir un texte moins rigide ; celui-ci pouvait paraître inutilement et dangereusement provocant ; il apportait à Jouhaux et aux autres leaders réformistes une arme contre la minorité quils ne manqueraient pas dutiliser ; cétait pour mes amis et moi parfaitement clair ; mais tout ce que je pus obtenir cest quon ne fît pas de la liaison organique une obligation absolue, quon la recommandât seulement comme " hautement désirable ". Malgré ce fâcheux débat et le temps quil fit perdre, le congrès put épuiser son ordre du jour et faire travail utile. Il élabora un programme densemble et étudia de manière approfondie les questions de tactique pour la double lutte : la défense contre loffensive capitaliste, la bourgeoisie cherchant à reprendre les réformes quelle avait acceptées quand elle craignait la révolution ; et laction à mener pour contrecarrer la volonté de scission des leaders réformistes. Le chômage revêtait dans certains pays un aspect nouveau par ses dimensions exceptionnelles et une tendance à devenir permanent ; des masses imposantes douvriers ne trouvaient plus de place dans leur industrie ; il fallait maintenir les liens qui les unissaient, dans le syndicat, à leurs camarades encore au travail. * * * Earl Browder, alors collaborateur de William Foster à la Trade Union Educational League, envoyé à Moscou pour représenter la Ligue au congrès, arriva plusieurs semaines avant louverture et put ainsi participer aux réunions préparatoires où les délégués confrontaient leurs points de vue. Je ne le connaissais pas mais je connaissais bien Foster. Militant actif des I.W.W., il était venu en France pour étudier le mouvement syndicaliste révolutionnaire auquel les I.W.W. sapparentaient. Il sétait lié avec les dirigeants de la C.G.T., en particulier avec Pierre Monatte qui laida, en outre, à apprendre un peu de français. Ce quil vit et apprit en France lamena à modifier ses idées sur la tactique ; il acquit la conviction que lactivité et le dévouement dépensés dans les organisations des I.W.W. seraient employés avec plus de profit pour les ouvriers parmi les syndicats de lAmerican Federation of Labor, dont le réformisme pourrait être combattu avec plus defficacité du dedans que du dehors. Et cest la conception quil défendit à son retour en Amérique. Dans ces petites réunions, lattitude de Browder me surprit. Il nintervenait jamais que pour donner une approbation complète, en un minimum de mots, aux points de vue défendus par Losovsky ; ce nétaient cependant pas ceux de sa Ligue, acquise au syndicalisme révolutionnaire. Je le lui fis remarquer à plusieurs reprises, essayant de provoquer une discussion, mais en vain ; il voulait visiblement sen tenir à ces approbations quil ne prenait pas même la peine de motiver. Je compris par la suite que Foster lavait envoyé en avant-coureur pour préparer le terrain. Le récent passé de Foster était assez lourd. Pendant la guerre, il était devenu pro-Alliès, avait fait de la propagande pour lentrée de lAmérique dans la guerre, et vendu des " bons de la Liberté ". Après la guerre il avait organisé, avec laide de lA.F. of L., une grande grève des ouvriers des aciéries. Le patronat de la métallurgie était alors tout puissant ; il réussit non seulement à vaincre la résistance des ouvriers mais il obtint que des poursuites fussent engagées contre les " meneurs " de la grève. Foster avait été acquitté ; son attitude devant les juges avait manqué de fermeté au point de provoquer les railleries des leaders réformistes. Il ne vint à Moscou que plusieurs semaines après le congrès ; sa visite se signala par la discrétion... Avec le temps, Foster et celui que les militants américains désignent comme son " office boy " allaient devenir les chefs alternatifs du Parti communiste américain. Parmi les délégués français de mes amis était Victor Godonnèche ; il avait été un des premiers adhérents du Comité de la 3e Internationale et en avait pris le secrétariat quand Pierre Monatte avait été arrêté et emprisonné pour " complot " ; après la scission syndicale il fut secrétaire adjoint de la Fédération du Livre de la Confédération générale du Travail Unitaire. Un après-midi quil venait seul au Kremlin, il sentendit tout à coup interpellé : " Français ? " Cétait Lénine qui, hâtant le pas, interrogeait pour engager la conversation. Le dialogue se poursuivit jusquà la salle du congrès où, avant dentrer, Lénine retint un instant Godonnèche pour le questionner sur le mouvement ouvrier, lui demander ce quil pensait du congrès, quelles étaient ses impressions. Godonnèche vint me raconter ce quil considérait comme une extraordinaire aventure. La simplicité de Lénine, la cordialité de sa parole, le fait que la conversation sétait engagée et poursuivie comme entre deux camarades habitués à bavarder au hasard dune rencontre, tout cela lavait vivement impressionné. Pour de " vieux Moscovites " il ny avait là rien dextraordinaire, mais je pouvais comprendre lémotion de mon ami quand il me faisait son récit ; il lécrivit sur ma demande et cest ici quil aurait sa place ; je lavais conservé nayant pas eu loccasion de le publier ; il a été détruit pendant la guerre, par loccupant, avec beaucoup dautres choses. VBilan dun séjour de dix-sept mois Les congrès achevés, la plupart des délégués ne se pressaient pas de partir, surtout les simples sympathisants ou curieux qui trouvaient bien intéressante la vie à Moscou ; ils parlaient des débats et des décisions des congrès avec détachement, en observateurs. On raillait doucement le fausset de la voix de Zinoviev, les leaders les avaient déçus, en particulier Lénine, tellement différent par sa mise, par son éloquence, du type " révolutionnaire russe " quils avaient pu rencontrer en Occident et quils auraient aimé retrouver à Moscou. Cependant il fallait partir ; quand, du menu exceptionnel du congrès on revint à la diète ordinaire, il y eut soudain affluence au bureau qui organisait les départs. * * * Je prolongeai quelque temps mon séjour. Pendant ces dix-sept mois, javais accumulé quantité de documents et de notes quil me fallait mettre en ordre, et je devais encore attendre que Marchand eût terminé ses traductions des dépêches et rapports diplomatiques quil faudrait ensuite faire passer en France. Au jour fixé pour notre départ, Trotsky vint à Lux dans laprès-midi. Il avait projeté dêtre à la gare, au départ du train, mais il y avait ce même soir une réunion importante du Conseil des commissaires du peuple, doù il ne pourrait guère séchapper ; jinsistai vivement pour que, en aucun cas, il ne se dérangeât. Je ne fus cependant pas trop surpris quand, à la gare, quelquun lannonça. Il me demanda, entre autres choses, de saluer Pierre Monatte - il regrettait beaucoup quil ne soit pas venu au congrès - et tous ceux avec lesquels il avait travaillé, à Paris, pendant la guerre, au Comité pour la reprise des relations internationales. Lattitude de la délégation française au congrès de lInternationale syndicale rouge lavait irrité ; la déclaration de la minorité syndicaliste de la C.G.T., publiée à Paris, par laquelle elle renonçait présentement à défendre ladhésion à lInternationale syndicale rouge en conséquence de la décision sur la " liaison organique " - signée non seulement par des syndicalistes communisants mais aussi par des membres du Parti communiste, cétait à ses yeux une faute grave de la part des premiers, une attitude déconcertante des autres. Mais cela nentamait en rien sa confiance dans le prolétariat français. Le train nous conduisit jusquà Reval où nous embarquâmes sur un agréable petit bateau qui devait nous mener à Stettin. Nous étions une dizaine de délégués. Après laustérité moscovite, cétait le grand luxe : cabine confortable, table abondamment garnie, des choses rares, une cuisine variée. La mer était tranquille, le bateau glissait sans secousses ; nous somnolions dans cette quiétude quand une sombre rumeur se répandit : " Nous sommes tous repérés ! " On se réunit par petits groupes pour en discuter, examiner ce quil conviendrait de faire, les mesures à prendre ; si cétait larrestation à Stettin, il fallait aviser dès maintenant. Parmi nous, un Polonais se montrait particulièrement inquiet ; cétait une réduction et une imitation de Radek ; soudain il semporta comme sil avait trouvé un exutoire à son souci et la clé de son infortune : " Cest encore de la faute à Trotsky ", dit-il ; et se tournant vers moi : " Quavait-il besoin de venir à la gare ? " Je ne pouvais que baisser la tête ; cétait moi le responsable... En fait notre inquiétude ne dura guère ; nous continuâmes à manger de bob appétit et retrouvâmes vite notre bonne humeur, linfortuné Polonais excepté... et nous débarquâmes à Stettin sans encombre. Mais qui sétait amusé à nous alarmer ? Un courrier de lInternationale communiste voyageait avec nous ; je le connaissais, cétait un bon vivant, faisant bien son métier, plutôt sceptique ; or, auprès des Russes, les " délégués " nétaient guère populaires ; il y avait à cela des raisons générales - la passivité des prolétariats dOccident laissant seuls les communistes russes, - et particulières - les exigences incroyables de certains délégués ; il était aisé de deviner que notre courrier sétait diverti à nos dépens. VI Retour à Paris : Un autre monde Jétais rentré en France en octobre 1921. Dès février 1922, jétais rappelé à Moscou pour participer à un Comité exécutif élargi de grande importance, celui qui devait discuter la tactique du " front unique ". Je navais eu que le temps de constater que la situation en France était plus mauvaise encore que je ne lavais imaginé. Après mon long séjour au cur de la Révolution, je tombais dans un pays où lélan révolutionnaire, si vif à la fin de la guerre, sétait grandement apaisé ; partout des réserves et une passivité qui freinaient la poussée vers le communisme. Chose étrange, cest à la direction de la minorité syndicaliste que je trouvai les plus détestables " politiciens " - au sens péjoratif queux-mêmes donnaient à ce terme. Ils écrivaient, discouraient inlassablement sur la vraie manière de faire la révolution - car pour eux la Révolution dOctobre nétait pas une véritable révolution ; ils bâtissaient, en paroles, la société communiste ; tout cela dissimulé sous une hypocrisie écurante ; et pendant que, suffisants et contents deux-mêmes, ils bavardaient, la direction de la C.G.T. préparait la scission. Au Parti communiste et à lHumanité, la plupart des dirigeants et rédacteurs étaient restés au Parti non par conviction mais par calcul ; on se plaignait - dans le privé - de " Moscou ", on trouvait ses rappels insupportables ; on rusait avec lInternationale communiste au lieu de sexpliquer franchement. Des 21 conditions dadmission et des décisions du 2e congrès, celles quon avait le plus volontiers acceptées cétaient ce qui concernait la participation aux élections et à lactivité parlementaire ; un siège de député était convoité, non en tant que poste de combat, aussi exposé que dautres, mais parce que cétait une position confortable, aux avantages multiples ; le vieux parti socialiste, trop souvent, continuait. On complotait dans les coins, quand on se savait entre compères et quon parlait à cur ouvert ; on singéniait à trouver les moyens de " paraître " être daccord avec les décisions de lInternationale communiste. Là aussi lhypocrisie était de règle. Car la masse, elle, restait attachée à la Révolution russe et à lInternationale communiste. Elle résistait à la critique incessante quen faisaient les agents de la contre-révolution, les journaux de la bourgeoisie, les leaders réformistes de la C.G.T. ; des menchéviks et des socialistes-révolutionnaires installés maintenant à Paris sefforçaient, par une information tronquée et truquée de tromper les ouvriers, de les détourner des soviets. Mais les critiques, les récits, les insinuations venant de syndicalistes et danarchistes la troublaient, linquiétaient. |